En pensant défendre une approche kémaliste, c’est à dire autoritaire, de la question kurde au parlement – le député CHP Onur Oymen n’imaginait vraisemblablement pas à quel point ses propos auraient l’effet d’une bombe.
Au sein de son parti d’abord, qui vient de perdre la province alévie de Tunceli (Dersim) dont un nombre conséquent de membres et d’élus du CHP viennent de démissionner en bloc. Difficile de rester membre d’un parti qui érige la répression de 1938, dont ses parents ou grand-parents ont été victimes, comme un modèle à suivre.
Si l’ancien diplomate a été surpris par la colère que ses propos ont provoqué chez les Alévis du Dersim, c’est qu’il n’a jamais du se rendre à Tunceli. Pourtant les trois députés de la province étaient membres de son parti aux élections de 2002. Et elle reste une des provinces la plus massivement attachée à la laicité du pays , le cheval de bataille du CHP
Les Alévis vont-ils se détourner en masse du CHP, comme des associations alévies appellent à le faire? Certains comme l’écrivain Cafer Solgun, auteur d’un essai sur le kémalisme et les Alévis, le pensent. Déjà dans l’Est une bonne partie des Kurdes alévis avaient préféré voter pour des candidats DTP aux dernières élections municipales, tant la rupture entre le CHP et les Kurdes est devenue béante.
Mais Kemal Kiliçdaroglu, originaire de Tunceli (Dersim), le candidat CHP à la municipalité d’Istanbul, qui avait beaucoup fait de parler de lui lors de la campagne d’Avril dernier, et dont la réaction était très attendue, s’est rétracté après avoir lui aussi appelé à la démission d’Onur Oymen. Toutes ces réactions profitant selon lui à l’AKP et au DTP. Ce revirement a provoqué la fureur de certains de ses compatriotes à Vienne. La salle dans laquelle il s’exprimait lors d’une conférence organisée par la fédération des Alévis d’Autriche a du être évacuée par la police, le service d’ordre ayant été débordé.
Vers quel parti se tourner pour tous ceux qui n’éprouvent aucune sympathie pour l’AKP? La question se pose aussi à toute une fange de l’électorat en Turquie, qui depuis un moment ne se retrouve dans aucun des partis capables de franchir la barre des 10% pour entrer à l’Assemblée.
Pendant que « ça chauffe » au CHP, l’histoire des révoltes du Dersim, jusqu’ici méconnue du grand public, se raconte à pleines pages de journaux, toutes tendances confondues (pour la presse d’extrême droite, je n’ai pas vérifié).
Ertügül Öztök par exemple, reconnaît dans le Daily Hurriyet dont il est le rédacteur en chef, que jusqu’alors il ignorait presque tout de ce qui s’était passé au Dersim en 1938. Mais ces dernier jours, il lit des ouvrages pour pallier cette lacune. Dans le même journal, quelques jours auparavant un article de Mustafa Akyol – qui n’y va pas par quatre chemins – titrait « Comment la Turquie a massacré les Kurdes du Dersim ». Des enfants de témoins des événements rapportent ce que leurs proches ont vécu. Dans la nouvelle édition en ligne du journal Zaman.france – en français donc- Ahmet Turan Alkan appelle les siens à « éteindre le fasciste qui sommeille en nous « , en rapportant une rencontre avec un vétéran ayant participé activement aux massacres.
Ercan Yavuz (journaliste au journal Star) quant à lui ,remarque dans un long article publié en anglais dans Todays Zaman que la Turquie commence à questionner les débuts de la République et rappelle que durant les premières décennies de sa création, les rebellions et les répressions ont été nombreuses, dans l’Est du pays et qu’elles ont été la conséquence de la politique de turquifisation du nouvel Etat, et non ce qui l’a déclenchée, comme beaucoup le croyaient. Et ce ne sont que quelques exemples de la presse turque en anglais. Il suffit d’effectuer une recherche « Dersim » sur google actualités pour réaliser à quel point cette question emplit les pages des journaux turcs.
Hasan Saltuk qui a passé 9 ans à rassembler des témoignages et des documents sur les répressions du Dersim dans un ouvrage de 600 pages qui sera publié en mai prochain (en turc et en anglais) estime qu’Onur Öymen doit être félicité. Il a réussi ce qui avait été impossible aux originaires de Tunceli : faire connaitre cette histoire au grand public.
Onur Öymen et les siens ont sans doute cru pouvoir surfer sur la vague de réprobation, qui a accueilli dans l’Ouest du pays, l’accueil triomphal que les sympathisants du DTP ont fait aux membres du PKK venus « se rendre » aux autorités. Mais ils n’ont pas compris qu’il y a un discours qui ne passe plus, dans un pays où il y a toujours eu une césure plus ou moins importante, entre « vérité officielle » et ce que les uns ou les autres savaient.
YOL de Yilmaz Güney a été censuré en Turquie jusqu’en 1999. Mais auparavant on pouvait, sans avoir bien longtemps à chercher, se procurer une version vidéo (piratée!) près de marchands ambulants, sur les trottoirs des grandes villes de l’Ouest. Aujourd’hui on peine à imaginer la Turquie censurant Yol !
(Peut-être même qu’ aujourd’hui Yilmaz Erdogan pourrait, s’il le souhaite, tourner un film chez lui, à Hakkari. Ca n’avait pas été possible pour le tournage de Viziontele …très sympa, mais où les gens ont un accent drôlement occidental pour des habitants d’Hakkari ! )
Peut-être qu’ils devraient fréquenter davantage les festivals de cinéma, les expositions, les librairies du pays ou les conférences de Bilgi universitesi, pour comprendre pourquoi les vieilles vérités ne passent plus ..sauf près de ceux qui ont envie d’y croire.
Info pour ceux qui habitent Paris et/ou peuvent se libérer un vendredi : l’Institut kurde de Paris organise vendredi 27 novembre, une conférence intitulée Dersim 1936 – 1938 .
Il y a quelques années, naive comme j’étais, je pensais que Dersim était connu de tous, y compris les jeunes turcs, ne serait-ce parce qu’il y a souvent des affrontements entre les soldats et les guérilleros. Or, d’aucun des jeunes turcs avec qui je parlais n’avait connaissance de l’existence de Dersim. Et bien que je précisais le nom officiel de la ville, c’est à dire Tunceli, ils étaient toujours dans l’ignorance totale. C’est où Tunceli qu’ils me demandaient et me demandent toujours. Je ne comprenais pas comment cette ville, si symbolique pour les Kurdes et pour les gens de la gauche révolutionnaire, pouvait leur échapper. Et puis progressivement on se rend compte que notre Histoire n’est pas la leur, que nos symboles ne sont pas le leur, on se rend compte qu’il y a comme une rupture. Mais à qui la faute? On ne peut pas leur reprocher une ignorance à ce sujet sachant qu’ils ont tout bonnement été privés d’informations. Alors je suis là aussi satisfaite de ce que les sujets soient abordés, que le passé ressurgisse afin qu’on puisse y « échapper » et enfin commencer à vivre au présent et au futur…
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Oui, c’est sûr que jusqu’à ce qu’il y a peu, hormis dans le milieu des érudits, sortie quelques lignes de l’histoire officielle républicaine, l’histoire était surtout une affaire de mémoires en Turquie. Donc forcément sélectives.
Entre celles d’une famille Muhacir venue de Crête en 1923 etd’ un originaire du Dersim peu de choses en commun.
Il faut dire qu’outre le poids de l’histoire officielle, le passage de l’osmanli au turc contemporain doit compliquer le travail des chercheurs (même si pour le Dersim, les obstacles sur les archives se tiennent ailleurs comme l’explique Hasan Saltuk -notamment l’accès aux archives militaires).
Ce qui est intéressant, c’est que ce sont les écrivains qui en Turquie ont lancé ce mouvement d’engouement pour l’histoire pré républicaine du pays. Et de là on vient forcément à celle du début de la république.
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Je suis d’accord. Et c’est là que l’on bénit l’existence de la littérature et plus généralement celle de l’Art qui ouvre une porte, sans doute de secours, lorsque l’on se trouve cloisonné et enfermé dans le temps et l’espace et que l’esprit se trouve étriqué dans le cadre d’une idéologie et d’une doctrine qui désservent plus qu’elles ne servent. Ca libère sacrément les esprits et c’est ce qui, par ailleurs, est particulièrement jouissif. On respire…
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