Pour saisir les enjeux des élections du 12 juin prochain en Turquie, Aljazeera International est certainement la meilleure source d’information. Le journal qatar leur consacre un dossier spécial très complet. Il est vrai que ces dernières années les relations entre la Turquie et leurs voisins arabes se sont considérablement développées et qu’elle est devenue un acteur incontournable dans la région.
Personne n’en doute. Le parti musulman conservateur sera le vainqueur, le soir du 12 Juin et Recep Tayyip Erdogan conduira le prochain gouvernement pour la troisième fois consécutive. Sa popularité ne faiblit pas. Il faut dire que depuis son arrivée au pouvoir, le PIB/habitant est passé de 3500 à 10 080 $ par habitant. Cette année, le taux de croissance économique du pays a encore atteint 8,9 %. Celui-ci a à peine été ébranlé par la crise financière mondiale, alors que l’AKP était arrivé au pouvoir dans un pays qui commençait à peine à se relever de la terrible crise de 2001 et souffrait depuis des années d’une inflation chronique. Ce qui signifiait l’incapacité d’accéder au crédit pour tous les bas revenus (depuis les Turcs se sont rattrapés en devenant des champions de la carte de crédit et adorent consommer sans modération). Avec son dynamisme économique et une présence de plus en plus visible sur la scène internationale, la Turquie est dorénavant une puissance émergente qui a retrouvé confiance en elle.
Et les sympathisants de l’AKP vouent à son leader une confiance aveugle. Un article d’Aljezeera rapporte que sur une note allant de 1 à 10, ils lui attribuent 9 pour son intégrité et 9.30 pour sa compétence. Même les sympathisants du CHP, le principal parti d’opposition, lui reconnaissent une compétence exceptionnelles en lui attribuant la note de 8. C’est en son intégrité qu’il ont nettement moins confiance par contre. Ils ne lui donnent que 0.8/10 ! Autant dire à des années lumières de lui vouer une confiance aveugle.
Mais si le chef du prochain gouvernement est déjà connu, la prochaine Assemblée doit s’atteler à l’élaboration d’une nouvelle Constitution qui remplacera celle héritée du coup d’État militaire de 1980. Et c’est là que se tient le principal enjeu de cette élection.
L’objectif de l’AKP n’est pas seulement d’obtenir un nombre de députés suffisants pour être assuré de constituer le prochain gouvernement. Celui de Tayyip Erdogan est que son parti y dispose des 363 sièges lui donnant la majorité des 2/3 qui lui éviterait de devoir obtenir le consensus des autres partis pour l’élaboration de cette Constitution. Ce qui n’est envisageable que si le MHP, le parti d’extrême droite, absent de l’Assemblée élue en 2002, mais de retour en 2007, recueille moins des 10 % de suffrages nécessaires pour y entrer.
Un consensus entre les différents partis promet certes d’être de ne pas être facile à obtenir avec un MHP dont « la raison d’être est de bloquer toute solution à la question kurde ». D’autant qu’avec le soutien de députés CHP restés proches de la vieille garde ultra kémaliste, il aurait la possibilité de faire blocage. De son côté Erdogan qui promet de collaborer avec les représentants de la société civile pour élaborer cette Constitution, s’est assuré du soutien indéfectible des députés AKP. Les listes présentées par son parti, rajeunies et féminisées, sont constituées de candidats archi fidèles à son leader. On comprend donc l’énergie qu’il a mise pendant sa campagne à tenter de détourner les voix nationalistes vers son parti
L’éventualité d’une prochaine Assemblée aux ordres du chef de gouvernement est évidemment le cauchemar des ultra nationalistes. Mais elle n’est pas faite non plus pour rassurer tous ceux que ses tendances autoritaires inquiètent et qui craignent que l’AKP n’élabore une nouvelle Constitution, certes civile, mais qui serait celle d’un homme fort. D’autant que si le président Gül semble y être opposé, Erdogan est tenté par un régime présidentiel.
Même s’il doit y renoncer et que la Turquie de demain échappe au « super Président » à la française, une nouvelle Constitution estampillée AKP, n’échapperait pas, une fois de plus, à la question de sa légitimité.
Ce d’autant plus que ce fameux barrage, qui exige qu’un parti doit obtenir au moins 10% des suffrages pour être représenté à l’Assemblée, est très controversé.
Notamment par Kemal Kiliçdaroglu, le nouveau président d’un CHP qui semble bien décidé à ne plus laisser à l’AKP le privilège d’être le « principal parti démocratique » du pays. Il lui sera difficile d’atteindre les 30 % de suffrages, selon les derniers sondages, mais il est assuré d’avoir plus de succès qu’avec son prédécesseur ( 20% des suffrages en 2007). Son nouveau visage, social démocrate, favorable aux libertés pour les minorités, a crée l’événement de la campagne. La plupart des grands médias internationaux s’y sont intéressés. Ce n’est plus une opposition réactionnaire qui s’affrontera au parti musulman conservateur (normalement). Ce qui devrait changer les choses…
Le BDP, le parti kurde, qui s’est ouvert à la diversité, notamment à la gauche turque, n’a pas l’intention non plus de rester à l’écart du règlement de la question kurde. Le nombre de ses représentants devrait augmenter (avec une trentaine de députés ,mais une surprise est possible). Et le mouvement kurde a annoncé qu’il se ferait entendre dès le lendemain des élections.
Pour sa part le MHP affaibli par la révélation de vidéos compromettantes et par le ton adopté dans sa campagne par Tayyip Erdogan ( qui y a mis le paquet contre le parti kurde, ce que les nationalistes adorent) semble résister juste au-dessus de la barre des 10 % . Trop juste pour anticiper sur sa présence ou non à l’Assemblée. Même si elle paraît probable, il faut attendre le verdict des urnes.
En tenant un meeting à Diyarbakir, le MHP avait-il l’espoir de remonter sa côte en provoquant des heurts violents avec les jeunes kurdes pro PKK ? Si c’était l’objectif, c’est raté (comme je l’avais pressenti). Karayilan aurait donné l’ordre de laisser les sympathisants du parti ultra nationaliste faire le signe du loup en toute tranquillité dans la plus grande ville kurde du pays. Le PKK n’a pas eu envie de lui donner ce coup main (à lui ou à l’AKP) .Et à un ordre de Karayilan les gençler kurdes obéissent.
Le vainqueur des élections du 12 juin ne sera certes pas une surprise. Son enjeu est ailleurs. C’est celui du visage de l’ Assemblée qui sera chargée d’élaborer la Constitution, grâce à laquelle la Turquie devrait se donner des institutions plus démocratiques et radicalement tourner le dos à ses tendances autoritaires
Il ne faut donc pas s’étonner qu’Aljeezera, le média des révolutions arabes se passionne pour les élections du 12 juin en Turquie. Dans une région en pleine effervescence leur enjeu doit difficilement laisser indifférent les peuples qui veulent en finir avec les régimes autoritaires.