Je soupçonne un peu Recep Tayyip Erdogan de considérer la scène politique comme un terrain de football, où il serait le capitaine d’une équipe préférant gagner à tout prix au beau jeu. Il doit être ravi du coup qu’il vient d’asséner au camp adverse, le parti républicain du peuple (CHP) en s’excusant au nom de l’État turc, pour les terribles massacres commis dans la province kurde alévie de Dersim, turquifiée en Tunceli (Main de Bronze) pour glorifier les massacres et la déportation de dizaine de milliers de civils en 1937- 38, une époque où le CHP était le parti unique en Turquie.
Que le chef du gouvernement de Turquie soit sincère ou non en prononçant ces excuses n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui est sûr c’est qu’ en attrapant ainsi au vol la balle lancée par Hüseyin Aygun, député CHP de Dersim – qui déclarait tout haut ce que les kémalistes ne sont pas tous prêts à reconnaitre, à savoir qu’Atatürk était responsable de ces massacres – il était assuré de déstabiliser Kemal Kiliçdaroglu, le président du CHP, lui même dersimî et dont des dizaines de membres de la famille ont été victimes de ces massacres.
Premier Alévi à diriger un grand parti en Turquie, son autorité à la tête du parti d’Atatürk reste fragile, d’autant que son prédécesseur Deniz Baykal avait été éliminé dans des conditions obscures( pour ne pas dire mafieuses). Si le déstabiliser davantage était le principal but recherché, il a été atteint (pas de surprise!). Voilà Kemal Kiliçdaroglu, pour éviter – ou retarder ? – l’implosion de son parti, à nouveau contraint de donner l’impression de relativiser ces massacres, alors même qu’ils font partie de l’histoire de sa propre famille. Or on sait à quel point ces massacres appartiennent à la mémoire collective dersimî.
C’est déjà la posture que celui qui n’était encore que l’homme « qui monte » au CHP avait adopté il y a exactement deux ans, lorsque Onur Oymen , un autre député CHP, avait été, bien malgré lui, le premier à briser le tabou officiel des massacres du Dersim. Cet ultra kémaliste avait en effet provoqué un tollé, en réclamant que l’on conserve l’esprit qui prévalait à l’époque, dans la lutte actuelle contre le PKK. En arguant qu’Atatürk s’en fichait complètement du chagrin des mères dont les enfants étaient tués à Dersim, il reconnaissait de fait sa responsabilité dans cette répression , alors que pour éviter d’écorner la statue du père de la nation turque, beaucoup préféraient faire endosser à Ismet Inonü (son successeur) l’entière paternité de ces exactions.
Seulement, Atatürk ou non, l’opinion publique avait été choquée par des propos d’une telle inhumanité et les médias s’étaient chargés d’expliquer ce qui s’était passé à Dersim entre 1937 et 1937. à tous ceux qui l’ignoraient encore plus ou moins . Le tabou tombait. Kiliçdaroglu, après avoir demandé la démission d’Onur Oymen, s’était plié à la discipline de parti et s’était rétracté, tandis que les représentants du CHP démissionnaient en masse à Tunceli. Mais ce n’était que partie remise et le député de Bursa avait fait partie de la première charrette exclue des instances dirigeantes du CHP, quand Kiliçdaroglu en avait pris la tête !
Cette fois encore le CHP donne l’impression d être incapable de faire l’aggiornamento qui le transformerait en parti d’opposition moderne et réellement social démocrate, ce qui exige de pouvoir se confronter avec sa propre histoire. Et sur son blog Sami Kiliç a beau jeu de relever la schizophrénie des Alévis, base de l’électorat CHP, adorateurs selon lui de leur bourreau, en oubliant juste un peu d’en rechercher les causes et surtout de remarquer qu’il n’y a pas que les Alévis a être frappés de schizophrénie en Turquie.
S’excuser pour les fautes commises par les autres, ce n’est quand même pas trop difficile. Jacques Chirac avait peut-être eu l’impression de « se grandir » quand il avait officiellement reconnu l’implication de l’État français dans l’holocauste juif, ce que les Français savaient dans leur écrasante majorité, romanciers, cinéastes et manuels scolaires ne l’ayant heureusement pas attendu . Par contre, sauf si ça m’a échappé, il n’a jamais publiquement regretté « les bruits et les odeurs » (insupportables, du voisin arabe).
Et dernièrement sur une grande radio nationale , Valérie Pécresse, une ministre issue de son mouvement assurait sans la moindre gêne, ignorer ce qui s’était passé le 21 octobre 1961 à Paris ! Quand on sait que c’est Maurice Papon, ancien préfet Vichyssois qui était le préfet de Paris responsable de la terrifiante répression contre une manifestation pacifique (orchestré par le FLN) d’Algériens protestant contre le couvre feu qui leur était imposé, c’est effarant. Personnellement je finis par me demander si ces grandes repentances ne préfigurent pas parfois une future amnésie. Faute avouée, leçon oubliée…Quant à Chirac, on se souviendra sans doute davantage de son vote contre la peine de mort, à contrario de l’opinion dominante au sein de son parti comme acte de vrai courage politique.
Tayyip Erdogan de son côté n’a quand même pas pris trop de risques, en s’excusant au nom de l’Etat, pour des exactions commises par les fondateurs du CHP ! Et il ne faut pas s’étonner non plus, si les Dersimî qui se sont tant réjouis de l’arrivée de Kiliçdaroglu aux manettes du CHP se sentent légèrement instrumentalisés par les uns et les autres dans l’histoire. D’autant qu’ils n’ont pas été consultés dans l’affaire. Et que ces excuses n’ont pas été précédés de grands gestes symboliques à même de rétablir un peu de justice. Comme restituer les corps des « meneurs » pendus malgré leur grand âge (Sehid Riza avait 89 ans!) à leur famille (le lieu où ils ont été enterrés est resté secret jusqu’à ce jour)…Or même en admettant qu’ Erdogan aurait le pouvoir de les retrouver , il hésiterait peut-être un peu , puisque bien sûr, tous ces chefs des grandes rebellions kurdes (alévies ou sunnites) sont devenus des héros pour tous les sympathisants du PKK et plus largement du BDP le parti légal kurde, ennemi « à abattre » lui aussi.
Alors que les funérailles de simples combattants du PKK sont suivies par des dizaines de milliers de personnes, on imagine l’événement rouge – vert- jaune que serait le retour des corps de Sehid Riza et des siens !
Évidemment, ce ne serait pas tout à fait la même chose si dans la foulée, le chef du gouvernement AKP s’excusait au nom de la République , pour les massacres d’Alévis de Malatya (avril 1978), de Maras (décembre 1978), de Corum (mai 1980), de Sivas (juillet 1993) ou de Gazi à Istanbul dont le maire se nommait…Tayyip Erdogan, un maire pas franchement favorable à l’époque à la construction de Cemevi (lieu de culte alévi) dans sa municipalité (mars 1995,). Des massacres, pour lesquels les principaux responsables n’ont jamais été vraiment inquiétés, mais dont il est établi qu’ils n’auraient pas été possible sans la complicité des forces de l’ordre.
Certes, comme le rappelle Sami Kiliç, Bülent Ecevit ( CHP) était aux manettes lors des massacres de Malatya et de Maras. Et Erdal Inönü (en fait à la tête du SPD, le parti social démocrate) – peut-être l’ homme politique le plus honnête de l’histoire de la République turque – lors de celui de Sivas. Mais de là à les en rendre responsables ! L’objectif des massacres d’Alévis de la fin des années 70, à la suite desquels l’Etat d’urgence avait été déclaré sur une partie du pays, étaient plutôt de créer un climat de tensions propice au Coup d’État militaire de 1980. et à la chute d’Ecevit très populaire à l’époque chez les ouvriers. Un coup d’État, qui avait signifié l’alliance du glaive et du minaret, comme ceux qui voient dans l’armée turque le plus sûr garant de la laïcité oublient trop souvent. Une amnésie dont l’AKP aussi est frappée. L’ennemi à abattre alors étaient les 3 K de Kurdes, Kizilbas (Alévis), Komunist…Bref Dersim était l’ennemi parfait, à nouveau ! …et la mosquée l’alliée trouvée.
Une des mesures prises par les militaires avaient été d’imposer des cours de religion (sunnite évidemment! ) dans les écoles de la République, dont seuls les quelques rares Chrétiens qui les fréquentent avaient été dispensés. Surtout pas les Alévis. (et dans le quartier alévi de ma copine Zeynep à Malatya, la mosquée où personne n’entre jamais prier, mais dont l’appel hurlé à la prière me réveille chaque matin en sursaut, est un souvenir du Coup d’Etat….)
C’est plutôt la main de l’Etat profond (derin devlet) et de son allié, l’extrême droite turque, que l’on trouve derrière les massacres d’Alévis des dernières décennies. Cela étant si le CHP est tiraillé entre un courant social démocrate et un courant ultra kémaliste autoritaire, le mouvement musulman ne l’est pas moins entre un courant musulman démocrate et un courant islamo nationaliste tout aussi autoritaire, dont les idéaux ne diffèrent pas beaucoup de ceux qui massacraient les Alévis à Maras (ou les laissaient faire) , ou hurlaient de plaisir en regardant les participants à une rencontre alévie (Pir Sultan Abdal) brûler vivants dans l’incendie criminel de l’hôtel Madimak à Sivas. 37 personnes sont mortes dans l’incendie de l’hôtel Madimak (intellectuels, artistes, ou jeunes danseurs et danseuses de Semah). Le plus jeune Koray Kaya avait 12 ans.
Les adeptes de la synthèse turco sunnite, ne se limitent pas aux ultra kémalistes. Ce serait trop simple. Or c’est à ce deuxième courant que Tayyip Erdogan donne de plus en plus de gages ces derniers temps. Et pas sûr qu’aller remuer ce qui s’est passé à Sivas, Maras, ou Malatya, provinces que les Alévis ont fui en masse dans les années 70 – 80 et où l’AKP fait des scores très élevés, serait aussi aisé que dénoncer les massacres du Dersim. En tout cas le 2 juillet dernier le gouverneur de Sivas avait interdit toute commémoration de l’assassinat collectif et des manifestants qui voulaient accrocher une bannière sur l’hôtel Madimak ont été repoussés par la police à coups de gaz lacrymogènes. (… police qui 17 ans plus tôt laissait faire les assassins et ceux qui les acclamaient en faisant le signe du loup). Pour éviter de déranger les braves gens, probablement.
D’ailleurs même lorsque Tayyip Erdogan avait adopté une posture de grand réconciliateur de la nation déchirée, comme il l’avait fait en rappelant que les larmes des mères( de combattants tués) de Tokat sont les mêmes que celles des mères d’Hakkari, il n’avait pas pu s’empêcher d’ajouter que leurs prières sont les mêmes. Oubliant le chagrin des mères alévies, dont les prières ne sont pas celles des sunnites., ce qui n’est pas tout à fait un hasard.
Même chose d’ailleurs du côté de l’armée « rempart de la laïcité » : /2009/09/15/pas-de-funerailles-alevies-quand-on-meurt-en-soldat/
L’été dernier je demandais à un ami alévi de Malatya, si des Sunnites aussi s’approvisionnaient dans son épicerie. Il m’avait répondu que c’était rare : « Nous, Kurdes et Alévis, ils nous détestent. C’est comme ça depuis 4 siècles et ça sera toujours comme ça« . Il noircissait évidemment le tableau, mais la méfiance des Alévis vis à vis du mouvement musulman a des causes profondes, que des excuses pour les massacres de Dersim surtout comme elles ont été présentées, ne suffiront sûrement pas à apaiser.
Possible que comme le pensent certains éditorialistes, elles ne sont qu’un commencement qui annoncent un changement radical de la conception de la nation – et que la prochaine constitution devrait entériner. L’accès aux archives militaires de l’époque (qui devrait être suivi d’autres) qui va certainement être facilité pour les chercheurs , va permettre en tout cas aux citoyens du pays de s’approprier leur histoire et d’ en finir peut-être avec une histoire officielle , ses « brigands », ses « traitres », « ses ennemis perfides » et ses tabous. Une histoire officielle déjà bien battue en brèche, sinon Erdogan n’aurait jamais pu présenter les excuses de l’État pour les exactions commises à Dersim.
Une chose est sûre, plus encore peut-être que la question kurde, la question alévie est au cœur de la question d’identité en Turquie. Et c’est une question qui ne traverse pas que le pays, mais toute la région.