Les images filmées par les drones corroborent les témoignages des villageois d’Uludere et des 2 seuls survivants du massacre par des F16 de l’armée turque, de 34 petits contrebandiers , le 28 décembre dernier. C’est ce qu’ont constaté les membres de la commission parlementaire en charge des Droits de l’homme, après avoir visionné le 4 heures sur les 9 heures filmées par ces drones, rapporte les journaux Bianet et Today’s Zaman.
Enfin les membres de cette commission qui se sont exprimés. La plupart des députés AKP ont choisi de ne pas le faire, arguant de la confidentialité de l’enquête. Parmi ceux-ci, seul Sener qui dirige la sous commission Uludere l’a fait en estimant qu’il était difficile de voir que les groupes bombardés étaient de simples contrebandiers, il préfère attendre d’avoir l’ensemble des données pour tirer les premières conclusions. Sinon même Attilla Kaya, député MHP (extrême droite) trouve étrange « que des membres de l’organisation terroriste se transforment en cible aussi parfaite ».
Les députés de l’opposition CHP et BDP , parmi lesquels figurent entre autre Hüseyin Aygun, un avocat député CHP de Tunceli et Ertugul Kürkçü, député BDP de Mersin et ancien compagnon de Deniz Gezmis (pendu après le 12 mars 1972)) estiment quant à eux que les 4 heures visionnées montrent très clairement que les groupes que les F16 allaient bombarder. à 4 reprises entre 21 h 40 et 22 h 30 étaient des villageois qui se livraient à un banal et très peu discret trafic de contrebande.
Voici la chronologie des événements rapportée par Malik Özdemir, député (CHP) de Sivas.
– 17 heures 20 : côté irakien, 4 camions arrivent dans la vallée des rivières Haftanin et Kutalma à proximité de la frontière turque. (les députés relèveront la présence de 8 camions en tout)
– 18 heures 20 : premières images des villageois. Un groupe de contrebandiers rejoint les camions.
– 18 heures 55 : arrivée du 3ème groupe de villageois.
– 19 heures 16 : le premier groupe a fait le plein de marchandises et reprend la route vers la frontière turque.
– 19 heures 40 : le groupe atteint la frontière turque. Ils attendent à proximité de la frontière jusqu’à 21heures 24, ce qui prouve qu’il y avait des tirs d’artillerie pendant ce laps de temps.
– 21 heures 36, Un drone désigne une cible aux avions par un jet de laser. Premier bombardement
– 21 heures 43 : second bombardement.
– 22 heures 04 : troisième bombardement.
– 22 heures 24 : un groupe de villageois qui suivait est à son tour bombardé (quatrième bombardement)
– 22 heures 45 : des villageois quittent précipitamment le village pour rejoindre la scène du massacre.
– 23 heures : Les villageois arrivent sur les lieux.
Ces membres de la commission indiquent qu’ils n’ont pas eu besoin de recourir aux spécialistes de ce type d’images, présents lors du visionnage, pour voir qu’il s’agissait de contrebandiers. Selon leurs témoignages, les mules chargées de marchandises sont visibles à l’ œil nu. A un moment, un groupe de contrebandiers traversent une rivière en file indienne sur un pont et il est même possible de les compter, ainsi que leurs mules qui sont plus nombreuses que les hommes.
La façon dont ces garçons communiquent avec le village, la façon dont ils se déplacent groupés et lourdement chargés, tout indique qu’il s’agit de civils, déclarent-ils. Pour ma part j’ai réalisé à quel point le lieu du massacre était proche du village. Qui peut sérieusement croire que plusieurs dizaines de combattants du PKK (ou un haut commandant du PKK infiltré au sein d’un groupe de contrebandiers et dont aucun informateur sur place n’aurait pu certifier la présence) auraient gentiment attendu pendant près de deux heures, que l’artillerie se calme pour entrer en Turquie en choisissant de le faire à 15 mn de villages korucus, ces gardiens de villages rétribués pour se battre contre le PKK . Villages avec lesquels ils communiquaient par téléphones portables – des communications faciles à intercepter. Il y a suffisamment de gens en prison pour le savoir en Turquie !
Il serait surprenant que des combattants du PKK qui s’infiltrent s’amusent à communiquer avec des villages (qui plus est korucus ) par téléphones portables, ou à envoyer des messages à leurs petites copines ( une habitude partagée par les ados de Bordeaux , de Berlin avec ceux Sirnak/Uludere – en tout cas c’est comme ça aussi à Hakkari. J’imagine donc que certains d’entre eux l’ont fait pendant les deux heures d’attente). Et difficile aussi d’imaginer que ces communications transfrontalières n’aient pas été repérées.
La commission relève aussi que les images montrent qu’après le premier bombardement, les garçons se sont tous regroupés, un réflexe de protection qui a fait d’eux une cible parfaite. Des combattants entraînés comme ceux du PKK se seraient au contraire dispersés pour augmenter leur chance de survie (je présume que c’est aussi ce qu’on apprend aux recrues dans les armées régulières..). Ce réflexe vraiment étonnant pour de supposés combattants aguerris n’a pas fait cesser les bombardements.
Est-ce que beaucoup d’élus AKP de la région pensent sincèrement que ce groupe de contrebandiers pouvait être aisément confondu avec un groupe de PKK ? Certains sont sans doute inquiets. Les villages de korucus (gardiens de village) comme ceux de Roboski et de Bujeh d’où ils étaient originaires votent généralement AKP, même si ce n’est pas systématique. Le district d’Uludere a pour sa part voté très massivement BDP (pro kurde) en juin dernier – comme beaucoup de districts entre Hakkari et Nusaybin ( province de Mardin sur la frontière syrienne). J’ignore ce qu’il en a été dans les villages de Roboski et de Bujeh, mais avec ce massacre, les villages korucus doivent être sous le choc.
En tout cas, « ceux qui disent être incapables de voir que ceux qui étaient visés étaient des villageois se livrant à de la contrebande, doivent reconnaître qu’il sont tout aussi incapables de dire qu’il s’agit de combattants du PKK », conclut le député de Sivas.
La commission a demandé à visionner des images de véritables combattants du PKK filmées par des drones pour pouvoir comparer avec celles des villageois d’Uludere. Ils ont aussi demandé des éclaircissements aux 3 spécialistes de l’industrie électronique militaire (ASELSAN) et au 2 officiers de l’état major présents ce 15 février. Notamment pour quelles raisons, dans quelles circonstances et après avoir pris quels renseignements et près de qui, l’ordre de cette opération a été donnée à Ankara. En effet, c’est Ankara – c’est-à-dire l’état major et le gouvernement – et non le commandement régional ; qui dirige les opérations quand elles sont transfrontalières, comme c’était le cas puisque les contrebandiers avaient été contraints d’attendre plusieurs heures de l’autre côté de la frontière par des opérations terrestres. Ils n’ont obtenu aucune réponse indique Bianet.
Ces officiers venaient auparavant d’être interrogés par le procureur de Diyarbakir, qui est chargé d’une enquête judiciaire. De son côté l’armée a ouvert une enquête sur le rôle de la gendarmerie dans la région.
Est-ce que toutes ces enquêtes permettront de lever le voile sur les circonstances qui ont transformé ces 34 garçons en cible trop parfaite pour les F16 ? Après l’ attentat de Semdinli fomenté par des membres de la gendarmerie contre la librairie Umut (un chauffeur de taxi qui passait avait été tué), en novembre 2OO5, j’assurais à mes amis d’Hakkari (bien plus sceptiques que moi) que les choses changeaient en Turquie avec la démocratisation et la marche vers l’UE. Et que cette fois les circonstances de ce qui faisait la une des médias, avaient bien plus de chance d’être éclaircies et ses commanditaires punis.
Les premiers temps, le déroulement de l’enquête m’avait donné complètement raison. Puis le procureur chargé de l’enquête avait été limogé… Il a enfin fini par être réintégré dans ses fonctions. Les poseurs de bombes qui, à la différence de gosses lanceurs de pierre arrêtés depuis par la police dans la même petite ville, attendaient la fin de leur procès en liberté, viennent d’ être condamnés. Ce qui est un progrès comparé aux périodes précédentes. Mais comme dans le procès Hrant Dink, seuls ceux qui avaient été pris la main dans le sac ont été condamnés. Aucune trace de complot … malgré le nombre élevé de ceux qui sont emprisonnés parce qu’ils sont suspectés d’avoir comploté contre le gouvernement. Le journal Radikal parle du » syndrome – il y une organisation, mais on n’a pas pu la trouver ».
Ce qui est certain, c’est que le massacre des 34 petits contrebandiers d’Uludere (la plupart n’avaient pas 20 ans et le plus jeune 13 ans) a choqué la région de façon sans doute encore plus profonde que le scandale de Semdinli,. Les images de leurs funérailles seront certainement omniprésentes dans les festivités du prochain Newroz. Il est probable qu’on y trouvera aussi un écho de ce qui se passe au sein de la minorité kurde de Syrie. Évolution qui inquiète la Turquie et qui n’est peut-être pas complètement étrangère au massacre de ces petits contrebandiers. Moins que jamais il n’est possible de tenter de comprendre les soubresauts de la question kurde en Turquie sans avoir un œil sur la vie politique intérieure turque et l’autre sur les pays voisins (Syrie, Irak, Iran).