« Et votre père à vous, il n’a jamais péri brûlé ? » C’est la question posée en Juillet dernier , dans une lettre ouverte, par Zeynep Altiok dont le père Metin faisait partie des 35 victimes de l’hôtel Madimak.
Le 13 mars 2012 restera un jour sombre pour les Alévis de Turquie et pour tous ceux qui espéraient que ce qu’on y nomme l’état profond ait un jour à rendre compte de ses exactions. Ce jour là, un tribunal d’Ankara a décrété qu’il y avait désormais prescription pour plusieurs personnes inculpées dans l’incendie de l’hôtel Madimak. Le 2 juillet 1993 de 33 artistes et intellectuels alévis (ainsi que de 2 membres du personnel de l’hôtel) rassemblés pour un festival ont péri dans l’incendie criminel de leur hôtel à Sivas.
19 ans n’auront pas donc pas suffit pour établir les responsabilités de ce massacre qui n’avait pourtant de toute évidence rien de spontané et auquel une foule haineuse a assisté. Foule dans laquelle le signe du loup (gris), celui de la très extrême droite turque était brandi. Une haine que la présence d’Aziz Nesin, un écrivain alévi, traducteur des Versets Sataniques ne peut à elle seule expliquer, même si certaines mosquées de la ville avaient chauffé leur public à blanc pendant la grande prière du vendredi.
C’est surtout la très molle et très tardive réponse des forces de l’ordre qui a permis ce massacre . Erdal Inönü ( SHP, social démocrate), vice premier ministre de l’époque, qui suivait d’Ankara les événements par téléphone, a eu beau alerter l’armée, l’unité de gendarmerie envoyée sur les lieux était insuffisante pour disperser la foule qui assiégeait l’hôtel. Et où étaient les pompiers de la ville ? L’hôtel Madimak a brûlé pendant plusieurs heures.
Quant à Tansu Ciller qui dirigeait le gouvernement, sa première réaction a été de minimiser les faits. Elle n’assistera pas aux funérailles des victimes. Et surtout elle aurait demandé que les forces de l’ordre n’interviennent pas quand la foule a commencé à affluer autour de l’hôtel (motif, ces gens auraient pu s’en prendre à un village alévi) selon un témoin de l’époque.
Temel Karamollaoğlu, qui était le maire (Refah) de la ville rapporte dans Todays Zaman, qu’on a trouvé des balles dans le corps de certaines victimes ( ce que j’ignorais) , ce qui n’a donné lieu à aucune investigation selon lui . Il indique aussi, que deux jours avant les faits , des membres de la communauté ultra religieuse des Azcimendi avaient étrangement débarqué à Sivas. Enfin, il rappelle que si les forces de l’ordre ont été bien absentes pour secourir les assiégés, il y avait par contre une cérémonie militaire dans la ville ce jour là. Plusieurs milliers de membres de leurs familles étaient venus pour l’occasion. Il formule l’hypothèse que certains d’eux pouvaient aussi se trouver dans la foule des assiégeants. Persuadé, comme beaucoup , que ce massacre était orchestré, il pense que l’objectif était de créer un conflit entre Sunnites et Alévis dans la province. Et il reconnaît que si cela n’a pas dégénéré en conflit ouvert, l’incendie de l’hôtel Madimak y a crée des tensions entre Sunnites / Alévis.
Mais aucune investigation n’a été ouverte sur le rôle des autorités.
Certes, les peines ensuite prononcées ont été extrêmement sévères : 37 personnes ont été condamnées à la peine capitale. Une peine commuée en prison à perpétuité lorsque la Turquie a renoncé à appliquer la peine de mort. Mais l’annonce de la prescription est une aubaine pour certains : Şevket Erdoğan, Köksal Koçak, İhsan Çakmak, Hakan Karaca, Yılmaz Bağ, Necmi Karaömeroğlu et Erçakmak qui bien que condamnés à cette peine capitale, ont pu échapper à la justice : Et sans avoir besoin de se faire discrets !
Ainsi, en juillet dernier, les médias turcs ont révélé qu’ Erçakmak – qu’on imaginait en fuite à l’étranger – venait d’être enterré dans son village de la province de Sivas. Or il s’avère qu’entretemps il avait accompli son service militaire (en 1997) s’était marié dans son village d’ Altınyayla (en 1999), et avait obtenu un permis de conduire en 2000 ! Bref aucune autorité, ni aucun pouvoir en place ne l’a inquiété. De même Yılmaz Bağ, dont la mort a été déclarée le 25 décembre 2006 avait pu se marier en toute tranquillité 14 jours après l’incendie de l’hôtel, et ce alors qu’il était sensé être activement recherché.
Quant à ceux qui ont été coffrés, certains ont apparemment bénéficié d’un traitement de faveur au sein de leur prison. La femme d’un des condamnée est tombée enceinte alors que son époux était sous les verrous, rapporte aussi Todays Zaman (et qu’on se rassure pour son « honneur », des tests ADN – dont l’article ne dit pas qui les a ordonnés – auraient prouvé qu’il était bien le géniteur).
Evidemment c’est une foule en colère, mais nettement moins haineuse que celle qui se réjouissait de voir flamber l’hôtel Madimak et ses occupants, qui attendait sans illusion les conclusions du tribunal, le 13 mars à Ankara, réclamant que ce crime soit requalifié en « crime contre l’humanité » . Raquel Dink, la femme de Hrant Dink, dont le procès des assassins a lui aussi tourné à la farce, était parmi les manifestants. Mais cette fois les forces de l’ordre avaient répondu présentes. Comme à Sivas le 2 juillet 2010 ou à Maras l’été dernier, les manifestants ont été copieusement arrosés de gaz lacrymogènes et par les camions à eau. Et la manifestation a tourné à l’affrontement.
Kemal Kiliçdaroglu, le leader de l’opposition CHP , lui-même alévi s’est emporté contre l’AKP, qu’il accuse d’avoir protégé les vrais responsables du massacre de Sivas, relevant que plusieurs avocats des condamnés siègent en tant que députés AKP. Les pires assassins ont le droit à être défendus et il est dangereux de confondre l’accusé et son avocat . Mais les conclusions de ce procès, après celui des assassins de Hrant Dink et de celui des protagonistes du scandale de Semdinli (un mort) montrent que malgré ses centaines d’incarcérations, le procès Ergenekon, qui bénéficie de tout le soutien de Recep Tayyip Erdogan, n’est pas devenu celui de l’Etat profond. Quelque soit le pouvoir en place, certains bénéficient toujours d’une grande mansuétude de la justice et de solides complicités près de ceux chargés de les poursuivre, tandis que pour d’autres elle continue à avoir le bras extrêmement lourd.
Il faut dire aussi que Deniz Baykal, le prédécesseur de Kemal Kiliçdaroglu à la tête du principal parti d’opposition , paraissait plus soucieux de défendre l’etablishment , que de veiller à la bonne marche du procès des assassins de l’hôtel Madimak (ou de celui de Hrant Dink, dont pas plus que les responsables AKP, il n’avait daigné assister aux funérailles que des dizaines de milliers de personnes avaient suivies. ).
J’ignore si c’est toujours le cas (les lecteurs alévis de ce blog peuvent peut-être nous éclairer sur ce point), mais dans toutes les Cemevis où je me suis rendue, d’immenses photos de ceux qui sont devenus les martyrs de l’hôtel Madimak (beaucoup de jeunes parmi ceux qui ont péris) sont affichées. Rares doivent être les Alévis, même très jeunes, pour lesquels ces dizaines de visages ne sont pas devenus familiers. La clôture du procès de leurs assassins et l’annonce que certains d’entre eux, qui déjà n’auraient jamais du pouvoir échapper à la justice, vont pouvoir continuer à dormir tranquilles, et en toute légalité dorénavant , risque de faire monter la colère des Alévis, déjà pas mal remontés contre le pouvoir actuel. Et ça ne rassure pas non plus tous ceux qui espèrent voir leur pays se démocratiser.
D’autant qu’alors que le président Abdullah Gül avait déclaré regretter l’issue de ce jugement (comme après le procès Dink), Recep Tayyip Erdogan a réservé ses critiques pour ceux…qui manifestaient leur colère et sa compassion aux filles de condamnés – qui se seraint plaintes à lui à Sivas, assurant que leurs pères étaient innocents, apprend-on aujourd’hui (16 mars) dans Hurriyet Today. Aucune raison de se fâcher comme ça puisque seuls 5 accusés échapperaient ainsi à la justice, aurait-il estimé … –Today’s Zaman ajoute qu’il aurait dit « alors que le procès continue », ce qui nuance un peu le propos) .Un commentaire qui comme celui de Tansu Ciller en 1993, doit faire plaisir aux nationalistes de Sivas, où on a voté à 63% AKP aux dernières législatives (et que l’ultra nationaliste BBP l’avait emporté aux dernières municipales).
Ceke, Ceke joué par Hasret Gültekin , assassiné à Sivas le 2 juillet 1993