Les belles maisons de pierre de ce village de la montagne de Kato, dans la province d’Hakkari ne sont plus que ruines. En 1994, comme tant d’autres villages de la province dans ces années là , le village de Marûnis (Kavakli de son nom turquifié) a été détruit par l’’armée turque, après avoir été vidé de sa population. Quelques décennies plus tôt l’armée française avait agi de même en Algérie.Et avec le même objectif : assécher la guérilla. Après celle du FLN, celle du PKK qui trouvait à se ravitailler dans ces villages.
C’est seulement à partir de 2002, avec la levée de l’état d’exception( OHAL) dans la province, que les villageois ont eu l’autorisation d’y revenir. Mais dans ce village de montagne, sans électricité, sans eau courante et bien sûr sans école et sans dispensaire, situé dans une zone où les heurts entre l’armée et le PKK restent fréquents, ils ne sont que deux à y vivre à nouveau dès que l’hiver prend fin rapporte les Yüksekova Haber, Deux hommes rejoints l’ été venu – je présume pendant les vacances scolaires – par une vingtaine de familles. Pümüs Kurt, est âgé de 72 ans. Depuis sa migration forcée sa famille vit dans un gecekondu d’Hakkari. Celle d’ Hursit Duman a trouvé refuge à Van dans la province voisine.
Dans ce village où l’élevage était la principale ressource, ils se contentent aujourd’hui de cultiver un potager et la vigne. En échouant dans les chefs- lieux de province, ils avaient du vendre leurs troupeaux.
Ils ne disent pas dans quelles conditions, mais forcément à la va vite. Il était impossible de conserver son troupeau dans les camps de tentes où les réfugiés s’entassaient, été comme hiver. Et certains ont bien profité de leur détresse. Un ancien réfugié me racontait comment il avait fait confiance à un négociant venu de Diyarbakir, « j’arrivais du village, j’étais « cahil », ignorant » . Plongé brutalement dans un univers où il avait perdu ses repères plutôt. Et l’acheteur en avait profité pour mettre la main sur son troupeau en promettant d’apporter l’argent les jours suivants. Il n’était jamais revenu. Une autre fois c’était le commandant qui promettait de se charger de la récolte d’arbres fruitiers aux villageois qu’il venait d’expulser de leur village…et qui gardait pour lui l’argent de la récolte.
Depuis quelques années (2005, je crois) l’état turc accepte de dédommager ceux qui ont été reconnus victimes d’expulsions forcées. Mais l’indemnité qui lui a été attribuée ne suffit même pas à le dédommager des arbres fruitiers qu’il avait plantés , témoigne Pursit Kurt. C’est donc par ses propres moyens qu’il reconstruit sa maison détruite. Peut être est-ce lui qui construit une de ces maisonnettes de type balkanique, comme on en voit sur l’image. On ne construit plus de belles maisons de pierre dans les villages, que ce soit à Hakkari, ou ailleurs en Anatolie. En Turquie aussi, c’est essentiellement la bourgeoisie cultivée des grandes métropoles qui en restaure, dans les villages du littoral.
Leurs enfants eux ne veulent pas revenir. Les conditions de vie à Marûnis sont trop dures. Les plus jeunes d’entre et leurs petits enfants n’ont jamais vécu au village. Comment après avoir grandi comme des petits urbains, même si pour beaucoup c’était dans des conditions misérables (le taux de pauvreté est un des plus élevé de Turquie à Hakkari ) pourraient –ils s’y adapter ? A Hakkari, comme partout ailleurs en Turquie, on a la TV (et le satellite en prime) dans le plus misérable foyer. Il y a les écoles, les lycées, le stade et les infrastructures sportives, les cafés Internet. Et l’hôpital où on va faire la queue aux urgences quand on a un malade.
« Mes enfants ne veulent pas revenir dans un village sans électricité, mais à Marûnis, l’eau est pure et l’air est bon. Pour moi c’est le paradis et je veux rester vivre dans ce paradis» affirme Bedel Seven (63 ans) qui depuis cinq ans fait le va et vient entre sa famille et le village.
« Sa terre c’est l’honneur de l’homme (insan – personne) » affirme Hursit Duman, qui a choisi de vivre à nouveau sur la terre dont pendant 20 ans il avait été chassé.
Un village où ils ne sont pour le moment que deux à avoir choisi de le faire, mais qui doucement commence à reprendre vie aux beaux jours. Un peu comme ces villages alévis d’Askale (Erzurum) presque vidés par l’exode rural dans les années 70 et où j’avais passé quelques jours. Du printemps à l’arrivée des premières neiges, des retraités reviennent, y cultivent leur potager, puis le quittent avec les premières neiges pour rejoindre leur appartement d’ Istanbul ou d’ Izmir. L’été venu, la population de ces villages se gonfle de familles de migrants, qui ont construit des maisons balkaniques elles aussi pour résidences d’été.
Mais si l’attachement à sa terre est le même, les villageois d’Askale n’ont pas été expulsés de force . Et si certaines des belles maisons de pierre tombent elles aussi en ruine, c’est parce qu’elles ont été laissées à l’abandon. Ce n’est pas le résultat d’une action systématique. Et aujourd’hui, à la différence de Marûnis, quelques familles vivent encore dans ces villages qui bénéficient d’eau courante et d’électricité, ainsi que de l’aide matérielle fournie par le dernek, l’association transnationale de villageois, très active.
Le reportage effectué par Erkan Capraz, sur le village de Marûnis n’a pas laissé indifférents les lecteurs des Yüksekova Haber qui ont été nombreux à laisser leur propre témoignage dans les commentaires déposés sur l’article ou sur la vidéo. « Mon village à moi, je ne l’ai jamais vu » dit l’un d’eux…On devine que celui qui l’a écrit n’a pas vingt ans.