Malgré son goût effréné pour l’american way of life, la Turquie où l’avortement est autorisé jusqu’à la 10 ème semaine de grossesse, n’avait jamais connu de mouvement pro life, dont jusqu’ici les pays musulmans étaient épargnés. Mais Recep Tayyip Erdogan, le chef du gouvernement vient de remédier à cette « anomalie » en lançant lui même le mouvement.
Au retour d’un voyage récent au Kazakhstan, agacé des questions de journalistes à propos du massacre d’Uludere, Recep Tayyip Erdogan a remis le fil de la discussion sur les questions sérieuses. « Vous parlez continuellement d’Uludere. Mais chaque avortement est un Uludere ! »Rappelons qu’à Uludere 34 très jeunes contrebandiers kurdes ont été réduits en charpie par les bombes de F16 turcs . Les mères des victimes ont certainement apprécié « Tuer un enfant dans le ventre de sa mère ou le tuer ensuite, où est la différence ? Nous devons lutter contre le plan insidieux qui vise à écarter une nation de la scène mondiale ». Ceux qui connaissent un peu la Turquie, reconnaîtront par le mot « insidieux » l’ombre de l’ennemi perfide. Voulait-il dire que les F16 turcs font partie de ces ennemis perfides qui ne rêvent que d’affaiblir « la grande nation turque » ?
Ce discours a le mérite de la clarté sur le rôle qu’Erdogan – dont le gouvernement ne compte qu’une seule femme – attend de ces dernières : participer avec leur ventre à la grandeur de la nation. Ce n’est pas tout à fait une surprise. Il y a quelques années, il avait déjà provoqué un tollé en déclarant que tous devaient prendre sa propre famille comme modèle et que chaque femme de Turquie devrait avoir au moins 3 enfants. Cela étant, comme il n’avait pas vraiment les moyens d’y contraindre ses concitoyennes, cette déclaration n’avait pas provoqué de hausse du taux de fécondité dans le pays. C’est une chose de se mettre un foulard sur la tête pour complaire aux supérieurs ou aux donneurs d’ordre de son époux, c’en est une autre de faire des enfants pour faire plaisir au leader de l’AKP ou pour contribuer à la puissance de la nation. Les couples, qu’ils soient sympathisants ou non de l’AKP ont continué à se passer de son avis en ce qui concerne la taille de leur famille.
Seulement quand c’est Recep Tayyip Erdogan qui lance le mouvement pro-life en Turquie, ce n’est pas un simple lobby. Il n’est pas question, du moins pour le moment, d’aller réciter des prières ou de s’enchaîner à l’entrée des hôpitaux pratiquant l’IVG . C ‘est inutile puisque c’est déjà un projet de gouvernement et qui ne devrait vite se concrétiser. Recep Akdağ, le ministre de la santé vient d’annoncer la réforme qui doit « empêcher que les femmes n’interrompent leur grossesse sauf dans les cas où une IVG est médicalement nécessaire ». Même si le projet de réforme n’est pas tout à fait abouti, le ministre envisage de réduire de 10 à 4 semaines de grossesse le délai pour pouvoir pratiquer une IVG . Ce qui revient à les rendre impossible.
Dans leur magnanimité, les deux Recep avec le soutien d’Ayhan Şefer Üstan, le président AKP de la commission des droits de l‘homme, n’ont pas oublié les victimes de viol.Ces dernières seront certainement soulagées d’apprendre qu’en cas de grossesse, elles pourront la vivre sereinement. C’est l’Etat qui se chargera de l’enfant à naître. Quelle fierté aussi de songer qu’elle contribueront à la grandeur de la nation. Lorsque les nationalistes serbes utilisaient le viol systématique des femmes musulmanes bosniaques comme arme de guerre, il ne me semble pas que ces messieurs avaient joint leurs voix à celle du pape qui s’élevait alors contre les IVG pratiquées à la suite à ces viols. Pourtant le drame des Bosniaques avait considérablement ému en Turquie.
Ils veulent aussi en finir avec les césariennes pour une raison qui me reste mystérieuse. Les naissances par césarienne sont-elles aussi objet de la vindicte des « born again » ou autres mouvements évangélistes américains dont les membres de l’AKP me paraissent souvent assez proches ?
L’AKP n’avait pas évoqué la question de l’IVG lors de la campagne législative l’année dernière. Recep Tayyip Erdogan voulait à tout prix remporter 2/3 des sièges à l’Assemblée, ce qui lui aurait donné les mains libres pour mettre en place son projet de Constitution. Il s’en était donc bien gardé et avait préféré jouer la carte du modernisme avec ses Grands Projets d’équipement. C’était plus sûr. Surtout en y ajoutant une bonne dose de nationalisme, dont le mouvement kurde a fait les frais côté face, ou en se posant comme « modèle » pour les régimes à naître du printemps arabe côté pile.
Il risque d’affoler aussi les femmes tunisiennes.
Surtout il pourrait bien y avoir malentendu avec le bon peuple de Turquie , qui n’est peut-être pas prêt à se plier au modèle de société conservatrice et petite bourgeoise dont le chef du gouvernement rêve pour lui. Ce n’est pas le fait que celui qui gouverne de façon de plus en plus autoritaire depuis 10 ans se révèle soudain opposé à l’IVG, qui fera disparaitre les réalités du pays. On estime qu’une IVG serait pratiquée pour 10 naissances environ en Turquie
Il suffit de se souvenir de ce qu’il en était en France, avant l’adoption de la loi Veil, en 1975, quand l’avortement était puni comme un crime. Ou en Turquie avant 1983, année où il a été dépénalisé, pour prévoir ce qui se passera si la réforme est adoptée. Celles qui en ont les moyens iront interrompre une grossesse non désirée dans des cliniques de pays voisins. Les autres se « débrouilleront », quitte à mettre leur vie ou leur santé en danger. Combien de femmes sont devenues stériles après un avortement clandestin ?
Presque même temps que cette réforme, Recep Tayyip Erdogan présentait un de ses autres « crazy project ». Très bientôt devrait débuter les travaux d’une mosquée géante, qui pourrait être vue de tout Istanbul et se dressera comme la version néo ottomane d’un palais de Ceausescu, sur la colline de Camlica, sur la rive asiatique du Bosphore. Peut-être qu’il s’y trouvera encore quelque arpents de terrains boisés pour y construire quelques prisons destinées aux futures délinquantes, nouvelles ennemies intérieures au service d’une main perfide voulant affaiblir la nation.
Elles s’ajouteront aux Kurdes qui ne veulent pas se laisser dicter leur projet, ni passer l’éponge sur le massacre d’ Uludere, aux Alévis sans mosquées, aux étudiants trop rebelles, aux syndicalistes, journalistes, écologistes, porteurs de pushi et comploteurs de toutes sortes. Dès l’annonce de la réforme, plus d’une centaine de ces dangereuses comploteuses qui manifestaient leur opposition devant le ministère de la santé étaient placées en garde en vue.
Et le 3 juin elles étaient des milliers à protester dans les villes de Turquie.
Bonjour,
Merci pour votre article, mais pourquoi dites vous dans votre avant dernier paragraphe « aux Alevis sans mosquées »? Ne serait ce pas plutôt aux « Alevis sans cemevi »? Bonne journée
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Bonjour Nejla. J’évoque aussi dans ce billet la construction d’une mosquée géante à Istanbul, qui devrait être la « marque architecturale » de l’AKP dans le paysage urbain. Visiblement ces Alévis qui n’ont pas de mosquée ne font pas intégralement partie de la nation dont le lien serait le sunnisme. Enfin, c’est comme ça que je le vois…
Sinon, les Alévis ont des cemevi.. qui ne bénéficient pas certes des mêmes avantages que les mosquées.
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J’ai fais une mauvaise lecture de votre article. Oui je comprends mieux. Merci pour cette précision.
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Il faut comprendre les idéologues de AKP : Plus le taux de natalité sera bas, plus les gens seront éduqués, voire aisés, et moins ils adhèreront à son idéologie populiste et conservatrice qui, dans le meilleur des cas, ne peut être que symptomatique d’une période de transition d’un régime autoritaire et fascisant à une société apaisée, décomplexée et DÉMOCRATIQUE.
Plus le taux de natalité se stabilisera vers le bas, plus les gens s’apercevront donc du nanisme politique du mirage AKP, construit sur la ruine « existentielle » à laquelle les élites précédentes avaient mené le pays par l’anéantissement des forces progressistes et démocratiques. Pour AKP et son leader, c’est une question de survie, je comprends bien la manœuvre.
…La campagne de diversion anti-avortement de même que la nouvelle « mosquée » de Çamlıca (avec un gouvernement construisant un édifice religieux (!) sur les derniers espaces verts de ce monstre urbain dont il n’a jamais réglé les problèmes) pourrait bien devenir respectivement l’entourloupe de trop et le tombeau de l’omnipotent AKP. İnshallah 😉
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Je ne vous suis pas sur cette pente Meh. Quel rapport entre la taille des familles et le goût pour l’autoritarisme ? (et la population allemande devait être une des plus « éduquées du monde » en 1933) . A mon avis le taux de fécondité est plus élevé à Diyarbakir qu’à Rize et l’AKP n’y est pas spécialement populaire.
je crois que ce projet reflète les convictions personnelles (et le rêve de « grande nation ») du PM qui confond « convictions personnelles » et intérêt général : un projet qui est loin de faire l’unanimité au sein de son propre électorat effectivement , notamment féminin.
Un article intéressant Orhan Kemal Cengiz
http://www.todayszaman.com/columnist-282849-what-do-islamist-feminists-say-about-abortion.html
Quant au tempo pour annoncer cette mesure, il n’est sans doute pas innocent non plus. Cela a permis de parler d’autre chose que du massacre d’Uludere.. pour le moment.
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Une pente ? 😉
Vous m’avez peut-être mal compris, Anne. D’abord la diversion par rapport à Uledere est évidente, tout le monde le comprend bien. Idem pour la soif de pouvoir de Erdoğan. La chose doit à mon sens être vue et expliquée sous plusieurs angles et observée sur le long terme : Il y a vingt ans, outre les énormes problèmes sociaux, économiques et politiques ultra complexes, la Turquie connaissait encore évidemment un fort taux de natalité, ce qui a drastiquement changé depuis. Ce qui allait devenir AKP était alors une force véritablement islamiste peu ou prou fondamentaliste, certes opportuniste mais qui faisait peu dans la dentelle. Bref, un vote protestataire populaire massif qui exploitait la misère générale et le une certaine tradition religieuse et culturelle conservatrice pour en faire une force politique aux succès fulgurant. Ce fort taux de natalité était à la fois un mode de vie traditionnel qui en faisait une sorte de sécurité sociale mais renforçait aussi des difficultés de tous ordres. Et facilitait donc la tâche à la nouvelle élite de islamo-conservatrice. Aujourd’hui AKP a certes tous les pouvoirs ou presque, mais n’a pas par exemple aux dernières élections eu le résultat escompté. En vingts ans AKP a aussi mis beaucoup d’eau dans son rakı si je puis dire 😉 pour arriver enfin au pouvoir suprême dans une lutte acharnée contre la caste militaro-bureaucratique seule contre tout le monde. Il faut voir donc l’évolution des deux dernières décennies et imaginer ce qui pourrait être celle dans les deux prochaines à venir …Que voulez-vous, ça fait tellement longtemps que je vis tout ça dans mes tripes et que je ne vois pas la fin du cauchemar, alors je suis forcé de « calculer » sur le long terme !
Non seulement dire que la population allemande était « une des plus « éduquées du monde » en 1933 » est très discutable (le taux de natalité et les conditions socio-écomomiques n’étaient pas les plus optimales et la majorité de la population avait des conditions de vies exécrables depuis au moins la période de la 1ère GM), mais en plus le parallèle me semble carrément exagéré entre un parti de la droite allemande de l’époque la plus extrême et la plus violente qui soit arrivé au pouvoir en quelques années à peine, et un parti turc contemporain issu d’un contexte complètement différent… Et si le taux de natalité est encore fort à Diyarbakır et que AKP n’y fait pas de bons scores, il y a des raisons bien particulières, vous le savez. Rize est d’ailleurs aussi un mauvais exemple : les régions où la vague islamo-conservatrice depuis les débuts a les moins bons scores sont aussi celles qui depuis toujours sont les moins pauvres et structurellement les plus développées : ce ne doit pas être complètement un hasard quand même (le monstre İstanbul étant évidemment un cas très particulier) !
Aussi, et surtout, un certain point de vue « progressiste », réellement pluraliste et démocratique dans les rangs d’un public issu de cette vague politico-religieuse des années 1980-1990, comme le reflètent les propos des personnalités féminines – et voilées – interviewées par Orhan Kemal Cengiz, est le fruit d’un processus lié objectivement à l’amélioration du niveau de vie général, matériel et intellectuel, où la baisse du taux de natalité tient un rôle certain. Ce genre de propos était impensable (ou inaudible) il y a vingt ans dans ces sphères, alors …imaginez dans vingt ans ! Ces femmes non seulement ne veulent rien se laisser dicter, mais en plus elles ne sont en général pas mères de famille nombreuse. Quant à l »l’entourloupe de trop et le tombeau de l’omnipotent AKP » que pourraient représenter les derniers excès du « dernier sultan Recep Tayyip Erdoğan », ces femmes ne disent pas autre chose.
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