Recep Tayyip Erdogan avait annoncé la surprise le 29 mai, pour le 559 ème anniversaire de la Conquête de Constantinople par les Ottomans, après avoir présidé la réouverture de la mosquée de Fatih le Conquérant, fermée depuis 4 ans et demi pour travaux de restauration. Sur la colline de Camlica, une des dernières zones boisées et protégée de la très bétonnée Istanbul, une mosquée géante de 1500 m2 devrait bientôt être édifiée. Une mosquée qui devrait pouvoir être vue de toute la ville pour qu’il n’y ait pas de jaloux. Et comme la mégapole s’étend à l’infini, il fallait donc qu’elle soit implantée au sommet d’une colline, sur un espace suffisamment vaste pour pouvoir y construire un édifice gigantesque doté de minarets d’une hauteur vertigineuse.
Lors d’un séjour à Istanbul j’avais eu un choc et un serrement de cœur en découvrant les verrues géantes comme le Swiss hôtel qui se dressaient sur la rive européenne du Bosphore, dans ce qui était auparavant un parc surplombant avec élégance le palais de Dolmabahçe. Il était donc injuste que ce qui reste de « l’autre côté » de surface boisée et de la gracieuse silhouette du vieil Istanbul soit épargné. Une injustice qui pourrait prochainement être réparée.
C’est Hacı Mehmet Güner, responsable des travaux publics de la municipalité de Maras qui a été nommé responsable du projet . Hürriyet Today’s rapporte qu’il vient de dévoiler que le gigantesque édifice serait doté d’un dôme immense et que la taille de ses minarets surpasseraient ceux de la mosquée Medine-i Münevvere à Médine (d’une hauteur déjà de 105 mètres ). Une mosquée qui accueille chaque année des millions de pèlerins quand-même. Celle de Recep Tayyip Erdogan devrait avoir au moins 6 minarets. Güner ne révèle pas si elles seront aux normes antisismiques, mais il promet quelques autres surprises .
Le fait que l’édifice doive être édifié dans une zone protégée ne poserait aucun problème selon lui, puisque il a l’ accord du premier ministre sur les directives duquel le Ministère de l’environnement et du développement urbain aurait déjà avalisé le projet. Et selon lui aucune autre autorisation ne serait nécessaire .
Au début des années 90 quand le Refah conduit par Recep Tayyip Erdogan avait emporté la municipalité d’Istanbul, un vent de panique avait soufflé sur la ville. On annonçait qu’il allait faire construire une mosquée géante (déjà) à Taksim et faire fermer tous les bars de Beyoglu. A l’époque, il y avait une sacrée ambiance dans le çiçek pasaj . Une série de bars dont les enseignes au néon verts ou rouges portaient les noms évocateurs de « mulin ruj » « san Elize », « foli berger » s’échelonnaient dans une de rues où des cafés bobos les ont remplacés .
Le nouveau maire a bien embêté les Alévis au début, en envoyant des bulldozers contre la construction de Cemevis. Mais il a vite adopté le pragmatisme qui assurera son succès. La mosquée de Taksim (dont le projet aussi ressort des vieux cartons) ne sera pas construite. Et l’alcool continuera à couler dans les bars de Beyoglu. Même si les travestis de l’ex « mulin ruj », certains cinémas mythiques et les petites librairies de gauche disparaîtront peu à peu du quartier devenant chaque année davantage un temple voué à la consommation.
Si la mairie d’Istanbul a été son tremplin vers les plus hautes fonctions, ce n’est pas pour y avoir construit des mosquées, mais parce qu’il avait mieux géré la ville que ses prédécesseurs. L’approvisionnement en eau par exemple était un des problèmes n°1 de ses habitants. Elle ne coulait que quelques heures par jour. Tous les appartements bourgeois étaient dotés de réservoirs de secours et d’une double robinetterie. Mais dans les quartiers populaires comme celui de Pazariçi où je séjournais régulièrement, les femmes remplissaient chaque matin bidons et bassines d’eau pour la consommation de la journée. Quand les coupures se prolongeaient des camions citernes de la municipalité passaient distribuer de l’eau aux habitants. Quelques années après la conquête de la municipalité par le Refah, même dans le gecekondu de Pazariçi, les robinets qui ne coulaient que quelques heures par jour n’étaient plus qu’un mauvais souvenir.
Les questions environnementales par contre ne sont pas au centre des préoccupations de Recep Tayyip Erdogan. L’enfant de Kasimpasa doit de loin préférer les gradins d’un stade de football à une balade en forêt. Et sa dernière campagne électorale a révélé son goût pour les projets pharaoniques. Mais derrière ce crazy projet non dévoilé alors, je soupçonne un peu le « syndrome de Davos ». Le fameux « one minute » de mauvaise humeur face à son homologue israélien qui lui a valu une immense popularité dans le monde arabo musulman. C’est peut-être en pensant à celui-ci que le premier ministre a conçu ce projet de mosquée pharaonique .
Mais il est très peu probable que la perspective de voir une mosquée géante surplomber leur ville et détruire un des derniers espaces de verdure qui faisaient le charme de l’Istanbul d’antan réjouissent l’ensemble de ceux qui y vivent. Et on imagine mal même les plus religieux d’entre ses électeurs déserter leurs mosquées de quartier et passer des heures à traverser l’immense mégapole pour aller y accomplir la prière du vendredi.
Dans l’article d’Hürriyet Todays, Güner paraît certain qu’aucun obstacle ne l’empêchera de réaliser son monument, puisque telle serait la volonté du premier ministre. Mais la Turquie n’est pas la Roumanie de Ceausescu.Il existe des lois et des réalités dont un chef de gouvernement est bien obligé de tenir compte, en principe. Recep Tayyip Erdogan rêve certainement d’être le premier dirigeant de la République tuque à faire construire une mosquée ( je n’ai pas compris avec quels financements),qui surpasserait par sa taille celle de Soliman le Magnifique tant qu’à faire. Mais croit-il lui-même ce rêve réalisable ?
C’est un peu bizarre d’avoir choisi un obscur architecte de Kahramanmaras pour être le concepteur de ce qui devrait être la « mosquée du siècle ». Étonnant aussi que celui-ci ait choisi Milliyet , un journal de la presse Dogan (opposition) pour révéler les grandes lignes d’un projet , bien vite conçu pour un projet architectural de cette envergure. Il faut espérer en tout cas que le projet de mosquée géante de Camlica ne soit qu’un ballon d’essai . A moins que ce soit un os lancé à ronger à l’opinion à un moment où le chef de gouvernement AKP est confronté à des oppositions au sein même de son propre courant sur des sujets autrement plus déterminants pour l’avenir du pays, comme la question kurde ou son projet de régime présidentiel.
Le 29 mai Recep Tayyip Erdogan annonçait que les travaux devraient être entamés dans les deux mois. Istanbul, ses habitants et les beaux arbres de Camlica devraient donc vite être fixés.
En attendant il est sérieusement question d’une prochaine réouverture du séminaire orthodoxe de Halki, fermé depuis 1971 . Un projet moins ostentatoire, mais qui constituerait une rupture encore plus radicale avec les dernières décennies de l’histoire du pays et une bien meilleure nouvelle.