Après la retraite à Rabat, voici le temps de la contre manifestation conservatrice et peut-être du recourt au très peu démocratique référendum (ce qui rappelle un certain Mai français.). Ce week-end, 2 grands meetings comme Recep Tayyip Erdogan les adore, se déroulent à Ankara, puis à Istanbul . Des supporters affluent sans doute de toute la Turquie dans des autobus affrétés pour l’occasion.
Qui sont ces tayyipci qui constituent la base de l’électorat AKP sans se confondre avec lui ? Certains les qualifient de « cahil » (ignorants) villageois d’Anatolie ou des classes populaires urbaines. Passer pour le leader du brave peuple laborieux arrange aussi Tayyip Erdogan qui cultive ses racines populaires. Pourtant, pas plus que la base apocu du BDP, ils ne constituent une classe sociale. Ils peuvent être des (ultras) privilégiés, appartenir aux classes moyennes ou aux milieux populaires. Outre le fait qu’ils ne sont pas alévis, leur principal point commun est l’immense admiration, sincère ou opportuniste, qu’ils vouent à « Tayyip ».
Je venais d’arriver à Izmir, quelques semaines après le Newroz de Diyarbakir, quand j’ai rencontré un de ces tayyipci. La bandoulière de mon sac s’était rompue et j’étais entrée au hasard dans une échoppe du quartier de Basmane. A mon accent, le tailleur a vite compris que j’étais étrangère. Il m’a peut-être pris pour une femme Rus (Russe) dans ce quartier proche de la gare du même nom et qui regorge d’hôtels. Le passage où se trouve sa boutique débouche sur une rue piétonne, où l’ambiance (très peu branchée) qui règne la nuit sur les terrasses et dans les « gazinos » rappelle celle qu’on trouvait, il n’y a pas si longtemps, dans certaines rues de Beyoglu, quand ce quartier d’Istanbul ne paraissait pas encore voué à devenir un temple de la consommation.
Apprendre que j’avais appris le turc après un premier séjour en Turquie pour pouvoir parler avec ses habitants, lui avait bien plu. Et la conversation a continué autour d’un verre de thé. Lui est originaire d’Aydin, une autre ville de la mer Egée. Sa famille avait fui la Bosnie pour la Turquie dans les premiers temps de la République. Bref c’est un habitant de la mer Egée presque « typique », que rien ne prédispose à éprouver de la sympathie pour le PKK. Et il n’en éprouve certainement pas.
La conversation a glissé sur la France. D’abord Sarkozy, qui décidemment a marqué les esprits. La France ? Toujours la crise. Ce qui doit un peu faire plaisir aux Turcs que la prospérité européenne faisaient tellement rêver lorsque c’étaient eux qui étaient continuellement « en crise » ( La victoire de l’AKP et sa longévité ont quelques raisons). Il en est venu à Erdogan dont il est un fervent sympathisant. Il fait donc partie de ces 40 % d’électeurs ayant fait trembler la kémaliste Izmir, ( ville de « giaour » – non musulmans, autant dire de traîtres en puissance – selon Tayyip Erdogan ) en votant AKP aux dernières élections. C’est même un de ces inconditionnels que je nomme tayyipci .
Cette fois il n’a été question ni de réussite économique, ni des qualités de « super bosseur » du chef de gouvernement, qui à sa capacité à être partout à la fois, me rappelle Sarkozy. Un jour où il n’apparaitrait pas dans 3 reportages aux infos TV doit créer une impression de vide.
C’est à celui qui allait « faire la paix avec les Kurdes ! » (baris yapacak !) qu’allait ses louanges : « Tout le monde va se réconcilier », ce qui lui faisait réellement plaisir. « Et avec la paix, la Turquie deviendra très riche ».
Les esprits peuvent changer très vite en Turquie. Il y a trois ans, en août 2009, Recep Tayyip Erdogan s’adressait lors d’une soirée télévisée à Ahmet Türk, le président du parti kurde (l’actuel BDP). C’était la première fois qu’un chef de gouvernement s’entretenait ainsi avec un président du parti kurde, régulièrement interdit. Depuis deux ans que des députés de ce parti siégeaient à l’Assemblée, Erdogan refusait ostensiblement de leur serrer la main.
Cet entretien avait été soigneusement mis en scène. Derrière le chef du gouvernement se dressait un portrait géant d’Atatürk – dont la taille devait conjurer le tout aussi gigantesque sentiment de trahison qu’un tel entretien risquait de provoquer dans l’opinion turque.
A Hakkari, où je me trouvais, c’était l’enthousiasme. Comme je l’avais écrit alors, on ne parlait que de paix qui s’annonçait. Enfin presque. Mon ami Suleyman préférait attendre de voir et prédisait : « Si ça ne marche pas, ça va être pire qu’avant ».La suite lui a donné raison. La fermeture a été brutale , les prisons ont vite été pleines à craquer et le conflit est reparti de plus belle.
Mais même dans la région kurde, cet espoir n’était pas partagé par tous. En quittant Hakkari, j’avais fait une halte sur les bords du lac de Van. Deux employés de l’otogar de la ville avait eu la gentillesse de me déposer en voiture sur une route où je trouverais un minibus conduisant à mon hôtel. L’un de mes chauffeurs était lui aussi un fervent « Tayyipci ». Et comme il m’avait demandé ce que je pensais de l’objet de son admiration, j’avais répondu, pensant lui faire plaisir « Il est fort : il va faire la paix ».
C’était raté. « La paix ! Quelle paix ? Ce sont des mensonges. Il ne faut pas croire les gens d’Hakkari ! Moi aussi je suis kurde (probablement d’un village korucu, l’armée turque étant comme « Basbakan », çok güzel ) ! » J’ignorais encore que le mot « paix » faisait partie d’une liste (avec guerre, guérilla etc..) que l’armée turque a longtemps « recommandé » aux médias de ne pas employer pour évoquer le conflit avec le PKK. Mais j’ai quand-même compris qu’en parlant de « paix », je venais de faire de la propagande pour « une organisation terroriste ».
Il est probable que le tailleur d’Izmir parlait déjà de « kardeslik » (fraternité – versus AKP, c’est-à-dire entre Musulmans)) avec les Kurdes cet été là. Mais il était certainement à des années lumière d’imaginer que 3 ans plus tard, Öcalan, le « Mal en personne », serait l’interlocuteur privilégié de l’Etat turc, dans un processus de paix qu’il accueillerait avec un tel enthousiasme .
Pas de trace par contre de l’enthousiasme d’août 2009 chez les Kurdes rencontrés pendant la suite de mon séjour La plupart attendaient de voir et se méfient d’Erdogan, qu’ils comparent à la très détestée Tansu Ciller. Et si beaucoup d’apocu continuaient à faire entièrement confiance à Öcalan, son discours révélé au Newroz de Diyarbakir en avait effondré d’autres. La « bannière de l’Islam (ottoman) » notamment a stupéfait: « Et les Kurdes alévis ? »
Mais j’ai pris ma rencontre à Izmir avec ce tailleur comme un signe de bon augure. Pour faire la paix, il faut quand même qu’une partie au moins de l’opinion des deux camps adhère au processus, et accepte l’idée « inacceptable » de dialoguer avec l’ennemi. C’était fait.
Lors de son dernier meeting électoral à Diyarbakir, Recep Tayyip Erdogan avait raillé le culte dont Öcalan est l’objet au sein de l’électorat BDP : « Ils le prennent pour un prophète !». Celui dont le portrait géant s’affiche sur les murs des permanences AKP n’était pourtant pas le mieux placé pour se moquer. Et je ne vois pas beaucoup de différence entre la vénération dont « Apo » est l’objet de la part des Apocu et celle qui anime les Tayyipci.
Depuis le prophète est devenu bien utile pour entamer un processus de paix. On ne peut certes réduire à la personnalité des 2 leaders, l’adhésion d’une large partie des opinions turque et kurde au processus en cours. Mais je suis convaincue que la confiance « aveugle » du tailleur d’Izmir pour « Tayyip » a largement contribué à sa dé-diabolisation d’ Öcalan.
A peine rentré du Maghreb, Recep Tayyip Erdogan accusait le mouvement Gezi park, qui refusait de s’éteindre pendant son absence, d’être manipulé par les opposants au processus de paix. Cela l’arrangerait bien. Mais c’est plutôt l’esprit d’ouverture (Acilim), promis en 2009 et celui qui soufflait sur les funérailles de Hrant Dink, qui anime les occupants de la place Taksim. Et parmi les manifestants qui protestent dans tout le pays, il doit se trouver bien plus d’opposants à sa politique syrienne qu’au processus de paix avec les Kurdes (même s’ il y a ).
Le même jour Öcalan envoyait son salut à Gezi Park. Avoir félicité le BDP d’être resté à l’écart du mouvement de révolte n’était pas très malin, il faut dire. La vénération pour le leader kurde volerait en éclat, s’il en arrivait à passer pour un Tayyipci aux yeux de ses sympathisants. Un comble, alors que le député BDP, Sirri Sürreyya Önder, est une des rares personnalités politiques à pouvoir incarner le mouvement Gezi Park.
Dersim (Tunceli) seule province à majorité alévie du pays exceptée, les grandes municipalités BDP sont restées attentistes, soucieuses d’éviter tout dérapage du processus. Mais le signal a été entendu à Taksim – où les manifestants kurdes apocu ont pu afficher leur sympathie. Ils sont certainement nombreux aussi dans les cortèges d’Izmir et d’Ankara. Je suis moins sûre par contre qu’on y ait vu flotter beaucoup de bannières à l’effigie d’Öcalan, à côté des drapeaux turcs et de l’extrême gauche.
Le mouvement Gezi Park parachève la tâche accomplie par les 2 leaders. Öcalan l’a compris. Pourvu que Recep Tayyip Erdogan n’aille pas tout gâcher en refusant d’admettre que la fin de ce conflit sonne le glas de tout pouvoir autoritaire. S’il fait le choix de tenter de le préserver en continuant d’attiser d’autres tensions , le processus de paix serait en danger. Et ce n’est pas du tout certain qu’il sorte gagnant d’un jeu aussi risqué.
Ce d’autant que d’autres acteurs, comme ces sacrés taux d’intérêts, risqueraient de ne pas apprécier. Leur « complot » pourrait s’accentuer et finir par mécontenter les « tayyipci » si reconnaissants à leur Tayyip de la nouvelle prospérité.
Pour le moment ce n’est pas terrible . Alors que Tayyip Erdogan avait lancé aux occupants de Gezi Park l’ultimatum de quitter la place pour demain, la police vient d’attaquer le parc ! Cela promet comme ambiance dimanche 16 juin à Istanbul, où le mouvement Gezi appelle aussi à une grande manifestation sur Taksim. Guillaume Perrier annonce sur son compte Twitter que les journalistes ne sont pas autorisés à y entrer.