Mahsum Korkmaz est depuis longtemps un héros pour des millions de Kurdes. Pas seulement pour les sympathisants apocus (pro PKK). J’ai même rencontré des responsables du PDK (le parti de Barzani), peu suspects de grande sympathie pour le PKK, qui ne cachaient pas leur admiration pour ses guérillas. Évidemment, le premier commandant du PKK, tué en 1986, à 30 ans, lors d’ un clash avec l’armée turque dans les Monts Gabar est vénéré par ses sympathisants. Il est le modèle à suivre pour tous ceux qui rejoignent « la montagne ».
Et ce sont des milliers de volontaires qui viennent de rejoindre les YPG ou HPG / PKK pour aller prêter main forte à leurs frères kurdes de Syrie et d’Irak et bloquer les avancées de l’État islamique dont plus personne n’ignore la folie destructrice. Un mouvement qui s’est amplifié depuis l’appel d’Öcalan, en juin dernier. Des dizaines de milliers d’autres sont prêts à en faire autant.
Je prédisais dans un précédent billet que les jihadistes ne tiendraient pas longtemps Makhmour, au Kurdistan irakien. En effet, une opération conjointe des peshmergas et du PKK assisté de volontaires du camp de réfugiés (pro PKK), soutenue par l’aviation américaine les en a chassés. Après la rapide reprise du poste frontière de Rabia par les YPG ( PKK syriens), c’était le premier gros revers subi par l’armée de fanatiques islamiques depuis qu’elle avait lancé sa grande offensive contre le Kurdistan irakien, début Août.
En menaçant Makhmour, l’État islamique commençait à dangereusement se rapprocher d’Erbil, de sa population et de ses innombrables réfugiés. Il commençait aussi à sérieusement menacer les intérêts de pays occidentaux et de la Turquie, qui se comptent en milliards en $. Même si Erbil était certainement mieux protégé que Sinjar , la menace que cette avancée de l’État islamique jusqu’à Makhmour représentait (ainsi que la tragédie des Yézidis dans la montagne de Sinjar ) a même décidé les États-Unis à intervenir dans le conflit et des pays européens comme la France à envoyer d’urgence des armes sophistiquées aux Kurdes du KRG.
Espérons que les richissimes compagnies pétrolières qui ont signé de très avantageux contrats avec le KRG, mettront la main à la poche quand il faudra régler l’addition (ce ne doit pas être donné un tel armement). En attendant, il faut aussi espérer que Total ou Exxon Mobil ont fait des dons dignes de leurs bénéfices annuels au HCR et aux organisations humanitaires débordés par l’afflux de réfugiés.

Cette victoire et cette collaboration entre forces kurdes a été si importante que Massoud Barzani a rendu une visite tout à fait publique aux commandants PKK venus à la rescousse des peshmergas qui là aussi y étaient en difficulté.

Avec celui d’Öcalan, que ses sympathisants peuvent maintenant brandir à visage découvert en Turquie, le portrait du premier commandant de la guérilla, Mahsum Korkmaz, est affiché dans tous les meetings, commémorations (comme les grandes funérailles de sehit) ou fêtes de Newroz.
Et alors que le PKK et les autorités turques sont engagés dans un processus de paix qui pour le moment consiste surtout en un cessez le feu pour la première fois bilatéral entre PKK et armée turque, le Parti ( kurde) , qui recueille 92% des voix à Lice, a franchi un nouveau pas. Pour célébrer le 30 ème anniversaire du déclenchement, de la dernière insurrection kurde le 15 août 1984, il a érigé une statue de Mahsum Korkmaz. Pas sur la place principale de la petite ville. C’est dans le cimetière où reposent leurs sehit (combattants tombés au combat) qu’elle a été dressée. Un lieu où une statue présente peu de risque de heurter quelque sensibilité moins sympathisante ( pour peu déjà qu’un promeneur égaré sache qui est Mahsum Korkmaz) . Et les forces de l’ordre omniprésentes depuis des décennies dans cette province ne doivent pas souvent aller s’y recueillir.
Certes le Parti n’y est pas allé de main morte. La statue paraît imposante. Mais pas plus que celle d’Atatürk qui se dresse à Lice (à côté de l’école primaire Atatürk!) comme dans toutes les villes et bourgs de Turquie, au Kurdistan encore plus qu’ailleurs. Seulement, très souvent les Kurdes détestent le fondateur de la Turquie moderne, qu’ils soient sympathisants BDP ou AKP. C »est encore plus vrai dans le district de Lice, où lors d’une réunion secrète à laquelle Mahsum Korkmaz participait, le PKK avait été fondé en 1977. C’était aussi de Lice qu’était partie la première insurrection kurde conduite par Cheikh Said en 1925.
Cheikh Said avait été pendu pour l’exemple à Diyarbakir, en même temps que 46 chefs qui avaient rejoint la révolte. Et la main de bronze de la répression s’était abattue sur les provinces rebelles. Dans les années 90, Lice a de nouveau payé cher d’avoir été le berceau d’une nouvelle insurrection armée. Le district a été littéralement vidé de sa population. En 1993, comme Sirnak quelques mois plus tôt, la ville de Lice était bombardée, au moins 16 civils avaient été tués, des centaines de commerces et d’habitations détruits et des milliers de personnes contraintes à l’exode . Pas plus les habitants qui y sont restés que ceux (beaucoup plus nombreux) qui en ont été chassés, ne sont devenus kémalistes, même modérés, par la suite.
Le député CHP Sezgin Tanrikulu, qui est originaire de Lice, ne doit pas être un inconditionnel du fondateur de son parti.
En février dernier le procès du général Bahtiyar Aydın, responsable du bombardement de Lice était délocalisé à Izmir d’ où il a été interrompu. Une façon discrète de lui fiche la paix. Presque au même moment, en mai dernier, le général de gendarmerie Musa Citil accusé du meurtre de 13 villageois à Derik (Mardin) entre 1992 et 1993, était acquitté par un tribunal de…Corum (dans l’ouest de la « Turquie nouvelle » dont la justice ne se distingue pas vraiment de l’ancienne ).

La justice a été bien plus vigilante pour juger l’effigie d’un commandant PKK, mort depuis près de 30 ans. C’est vrai que le symbole est fort. Et peut-être craignait-elle que l’exemple de Lice fasse des émules et que la statue finisse par sortir des cimetières pour aller faire de l’ombre à celle du « père des Turcs » . Un risque peu probable : le seul à être de taille à concurrencer le fondateur de la nation sur la place du village kurde, c’est Öcalan, celui qu’Ahmet Altan avait surnommé « Atakurde »- ce qui lui avait valu un procès et de perdre pour un temps son emploi de journaliste. Et en cette période où devraient débuter des négociations difficiles, ça m’étonnerait que le prisonnier d’Imrali autorise ce genre de démonstration de dévotion. Mais 3 jours après son inauguration, un tribunal ordonnait la destruction de la statue « terrorist »

L’armée (dont on comprend qu’elle ne partage pas la vénération pour le premier commandant PKK à avoir tiré sur ses soldats) a diligenté une opération sur le champ, alors que des militants déterminés à l’en empêcher l’attendaient – il était 6 heures du matin ! Résultat 1 tué de plus à Lice, où ça commence à faire pas mal de civils tués en un an, et plusieurs blessés.

Des villes kurdes se sont embrasées où, sacrilège suprême, des manifestants se sont vengés sur la statue d’Atatürk. Rien de bien nouveau en fait. A Hakkari elle a déjà stoïquement résisté à de nombreux assauts de pierres et de cocktails molotov, sans parler des gaz lacrymogènes et des jets de flotte qui ne l’ont pas épargnée. Mais cette fois des médias l’ont remarqué, d’autant qu’à Lice , quelques uns des bustes d ‘Atatürk qui trône dans toutes les écoles ont été à leur tour fichus à terre.
Si des voix scandalisées s’élèvent, pas de quoi cependant provoquer une vague de poussée nationaliste à l’Ouest du pays. En 2006, il avait suffi qu’un petit kurde d’Hakkari mette le feu à un drapeau turc devant des caméras de TV à Mersin (sans doute que l’idée lui avait été soufflée), pour que les fenêtres des villes de l’ouest du pays se couvrent de drapeaux turcs. Une mobilisation générale pour la patrie en danger qui n’avait sans doute pas été complètement spontanée.
Apparemment, personne n’est trop désireux cette fois de provoquer des tensions qui pourraient mal tourner, au sein de la population Ce n’est pas trop le moment. Et puis qui en profiterait, maintenant que les élections sont passées ?
Avec la fin des combats entre soldats et PKK, les Turcs sont peut-être un peu plus enclins aussi à admettre qu’au sein d’un même pays, plusieurs récits historiques antagonistes peuvent s’entrechoquer. Cela fait plus d’un an maintenant qu’Öcalan, la figure du Mal absolu depuis plusieurs décennies, est devenu l’interlocuteur de l’État turc, et l’opinion (du moins une partie d’entre elle) apprécie surtout de pouvoir croire enfin que la paix est durable .
Quant à Atatürk, malgré son omniprésence dans les manuels scolaires qui perdure (en attendant peut-être d’y être remplacé par un autre Grand Homme, comme pour les noms d’aéroports) , il est en train de perdre son statut d’idole, sans doute pour trouver la place dévolue à tout grand personnage historique, à l’instar d’un Napoléon ou d’un de Gaulle que tout le monde n’est pas sommé de vénérer. On a le droit de les exécrer et même d’être injuste avec eux, si on veut.
Surtout depuis la prise de Mossoul le 10 juin par l’État islamique et la prise en otage des membres du personnel du Consulat turc, de leurs familles et des membres des forces spéciales chargées de les protéger, auxquels il avait été courageusement prié de rester sur place (je ne sais pas pour quoi faire), il y a sans doute pas mal de gens en Turquie qui considèrent que le danger aujourd’hui s’appelle plutôt « Califat ».
Avec 49 otages entre les mains de dangereux fanatiques qui utilisent leurs exactions les plus monstrueuses comme une arme de guerre, les centaines de kilomètres de frontière partagée avec le « Califat nouveau » et les cellules dormantes qui doivent se trouver sur leur propre territoire (sans doute pour la plupart connues et surveillées, mais cela n’empêche jamais le danger) et dont certaines n’ont pas hésité dernièrement à lancer un appel public au jihad en plein Istanbul – on comprend assez que les autorités aient préféré ne pas voir leurs forces spéciales, présentes depuis des années pourtant de l’autre côté de la frontière, s’afficher aux côtés des peshmergas de leur « ami » Massoud Barzani.
Elles ne sont même pas intervenues pour porter secours aux « frères » Turkmènes dont la défense était une cause nationale en 2003 en Turquie, quand on les prétendait menacés par les Kurdes. Les malheureux Turkmènes de Ninive, honnis par les fanatiques de l’État islamique car ils sont chiites, ont du fuir leurs villes et villages pour éviter d’être massacrés, et certains malheureusement l’ont été. Et la Turquie est restée jusqu’ici indifférente au sort des 15 000 Turkmènes d’Amerli, assiégés depuis 2 mois par des partisans de l’ EI. Son seul soutien est une aide humanitaire massive aux réfugiés turkmènes et yézidis auxquels elle construit aussi des camps au Kurdistan irakien, espérant éviter qu’un flot de réfugiés ne viennent s’ajouter aux 1.5 million de réfugiés syriens sur son territoire. Enfin, construirait, certains médias d’opposition mettent même en cause la véracité de camps financés par la Turquie (mais je me méfie aussi des médias d’opposition)
La Turquie aurait peut-être préféré envoyer ses commandos et ses F16 dans son ancienne province de Mossoul. Mais les seules troupes venues de Turquie pour combattre les barbus du « calife », ce sont les YPG et HPG/ PKK qui le combattent sur deux fronts : en Irak et en Syrie .
Et à Rojava (Kurdistan syrien) , c’est sans le soutien d’aucune aviation, qu’ils sen chargent avec les YPG qu’ils ont formé. Au sein des forces kurdes, ces troupes « terroristes » rappellent un peu ce qu’est la Légion Étrangère à l’armée française, pour la qualité de ses combattants, ou pour leur recrutement international (sauf qu’en l’occurrence il est plutôt transnational). A ceci près qu’ils ne touchent aucune solde (Exxon Mobil et Total pourraient peut-être avoir aussi un geste pour leurs familles). Ce n’est pas le cas de ceux qui se prennent pour des « soldats d’Allah », qui doivent aussi bénéficier de multiples avantages avec tous les biens abandonnés de force par les populations qui ont fui.
La Turquie n’a pas envoyé ses troupes d’élite défendre la zone tampon du Kurdistan irakien (et ses intérêts financiers). dans cette bataille pour le Kurdistan irakien,Par contre le PKK est devenu un allié sur lequel on peut compter. Outre les Yézidis de Sinjar , le monde entier l’a remarqué. C’est quand-même ce qui devrait être relevé pour ce trentième anniversaire de l’insurrection.

Pendant que les « terorist« du PKK se battent contre l’Etat islamique et protègent les (gros) intérêts de la Turquie au Kurdistan irakien avec les autres combattants kurdes, à Lice l’armée turque s’affaire à déboulonner une statue. Un civil de 24 ans, Mehdi Taşkın est tué, qui sans doute rêvait (et peut-être envisageait) de franchir la frontière à son tour pour aller combattre l’État Islamique. L’opinion publique turque, quant à elle, ne semble pas prendre cette dangereuse opération militaire pour une action particulièrement héroïque : les drapeaux turcs n’ont pas surgi aux fenêtres pour célébrer la nation sauvée.
Pour aller plus loin : un article de Fehmin Tastekin, qui relève que les 3 jours qui se sont écoulés entre l’inauguration de la statue et sa destruction aurait pu être utilisés par les autorités (gouverneur) pour tenter de trouver un compromis avec Lice.
.. Dommage de ne pas avoir tenté de sauver des vies (un soldat a aussi succombé des suites de blessures), même si les 2 parties sont plus habituées aux rapports de force et que cela n’aurait pas été gagné d’avance… au lieu de se contenter de crier à la provocation de tous les côtés.
Mahsum Korkmaz ou Atatürk ou encore même Erdogan, une statue est une statue et ça ne change rien au fait que c’est un signe d’idolatrie qui n’a pas sa place dans l’islam. Les sultans ottomans qui ont fait trembler l’Europe l’Asie et l’Afrique pendant près de 600 ans n’ont jamais fait construire de statues.
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