
Le moins que l’on puisse dire c’est que ce n’est pas l’amour du septième art qui pousse les sympathisants d’extrême droite d’Antalya à se manifester au festival du film de l’Orange d’Or. A l’automne dernier, c’est le premier film entièrement en kurde, Min Dît, qui les avaient rendus hystériques. Loin d’être touchés par l’histoire de cette petite fille dont les parents se font assassiner sous ses yeux par des membres du Jitem – une branche de la contre-guérilla que tout le monde connait en Turquie, mais qui officiellement n’existe pas – ils étaient venus brailler que c’est le Kurdistan qui n’existe pas et qu’il ne fallait pas prononcer ce mot là ! Toujours est-il, que ce n’est pas parce qu’un personnage de film parle de Kurdistan que la Turquie va s’effondrer. Et heureusement, l’époque pas si lointaine où Min Dit aurait été censuré, est désormais (presque) révolue.
Leur petite crise d’hystérie n’avait pas réussi à déstabiliser Miraz Bezar, le jeune réalisateur du film. Il faut dire qu’il devait s’y attendre un peu. En Allemagne ou en France aussi, il y a des foyers idéalistes (loups gris) et leurs militants adorent venir défendre l’image qu’ils estiment offensée de leur pays dans les festivals. Je me souviens d’une salle de cinéma où certains d’entre eux avaient réussi à faire fuir le public français resté pour le débat. Comme c’est très souvent le cas des grands justiciers, ils avaient cassé les pieds à tout le monde.

A Antalya, c’est le réalisateur Emir Kusturica, invité comme membre du jury au Festival de l’Orange d’Or, qu’ils ont réussi à faire fuir. Dimanche matin, soit le deuxième jour du festival, il annonçait son départ dans une conférence de presse. Le réalisateur de mère bosniaque et de père serbe n’avait pas du tout apprécié être accusé d’avoir été complice des génocidaires serbes en Bosnie. La veille, notamment, lors de l’inauguration du festival par Mustafa Akaydın, le maire d’Antalya, Reşat Oktay, le président du MHP local (extrême droite) s’était levé pour s’insurger contre la présence d’Emir Kusturica dans le jury, soutenu dans sa démarche par une association culturelle turco-bosniaque.
Lors de sa conférence de presse, Emir Kusturica a dit qu’à une époque il n’était pas favorable en effet au démantèlement de la Yougoslavie. Ce qui était une opinion personnelle qui n’avait quand-même rien de répréhensible en soi – et que des gens allergiques au seul mot Kurdistan devraient d’ailleurs être les premiers à comprendre ! Cela ne signifiait pas soutenir les massacres selon lui. Et il n’a jamais milité au sein d’aucun parti. Quant à ses opinions personnelles, il reconnaît qu’il a pu parfois se tromper. Ceux qui restent complètement lucides en période de conflit ne doivent pas être très nombreux, il faut dire. Et le réalisateur du Temps des Gitans est surtout un grand artiste. C’est à ce titre qu’il est régulièrement invité à siéger dans les jurys de festival de cinéma, pas pour y faire des conférences sur la Serbie.
Le maire d’Antalya qui n’y était pour rien dans tout ça, s’est excusé au nom de sa ville et de son conseil municipal dont Reşat Oktay, fait partie. Ce dernier a d’ailleurs été viré de la salle par le service d’ordre. Mais tout en remerciant le maire et les organisateurs du festival pour leur accueil, le réalisateur a quand-même choisi de plier bagages. Le réalisateur est surtout furieux contre le Ministre de la culture Ertugrul Günay, qui avait choisi d’éviter la soirée d’inauguration. Il l’a même taxé d' »ennemi ». Voilà de quoi rappeler au Ministre certaines joutes à l’assemblée. J’ai justement lu quelque part que l’ambiance un peu chaude qu’il y règne parfois – allant même jusqu’aux empoignades – serait davantage un caractère balkanique qu’oriental.
La fronde est aussi venue de certains de ses pairs. Semih Kaplanoglu, le réalisateur de Miel, a ainsi refusé que ses films soient programmés en raison de sa présence.
Avant de quitter Antalya, Emir Kusturica a tout de même eu le temps de donner un concert avec son groupe NO SMOkING, un nom qui devrait plaire au chef du gouvernement turc. Le festival de l’ Orange d’Or s’est donc ouvert dans une ambiance très rock…
Les massacres de Bosniaques, durant les conflits du démantèlement de la Yougoslavie, avaient été très cruellement ressentis en Turquie, où vivent de nombreux descendants de muhacirs – populations musulmanes ayant fui les Balkans (dont la Bosnie) ou le Caucase entre la fin du 19 ème siècle et les premières décennies du 20ème siècle. J’entendais souvent à l’époque l’interrogation pleine de reproches – mais pourquoi l’Occident laisse-t-il faire ces massacres qui se déroulent au cœur de l’Europe ?
Mais aujourd’hui c’est d’apaisement dont cette région, comme d’autres voisines de la Turquie, a surtout besoin. Et les espaces de création, d’échanges et de liberté que représentent les échanges culturels font justement partie de ces « espaces apaisés », ou du moins ouverts. Ceux qui trouvent une raison d’être dans la perpétuation de rancœurs et de conflits ont marqué une nouvelle fois un point. Ce n’est pas sans rappeler la décision du Salon du livre parisien à l’automne dernier, qui pour des raisons du même ordre, avait choisi de déprogrammer la Turquie comme invitée d’honneur. A la légère différence près, qu’au pays de Voltaire et de Camus, la décision émanait des organisateurs. Quelques mois plus tard, c’est A cinq heures de Paris, un charmant film israélien, qui à son tour était déprogrammé par les cinémas Utopia… en représailles à l’attaque de la flottille pour Gaza ! Du coup je m’étais empressée d’aller voir cette romance.
A Antalya, les organisateurs font preuve d’autrement plus d’audace. Le festival continue donc sans Emir Kusturica. C’est regrettable, mais vive le cinéma et le Festival de l’Orange d’Or.
Yaşasin Altin Portakal film Festival !