Comme le soulignent des analystes turcs comme Nilüfer Göle ou Samim Akgönül , si Tayyip Erdogan a été élu au premier tour à la présidentielle, l’autre vainqueur de cette élection est bien Selahattin Demirtas (HDP) qui avec très peu de moyens a réussi à convaincre 10 % des électeurs. Un bond de 50% par rapport aux suffrages que récoltait son parti le HDP/BDP aux élections provinciales du 30 mars dernier.
Melda Onur, députée CHP d‘Eskisehir, vient de le qualifier de nouveau leader de la gauche. Et il est vrai que celui qui se présentait comme le candidat de « tous les opprimés » pas seulement celui des Kurdes et des minorités sympathisants du BDP, a su séduire bien au-delà de l’électorat traditionnel du parti kurde. Il a même obtenu 14 % des suffrages dans les îles d’Istanbul ( pour 9.2 et 220 000 voix supplémentaires dans l’ensemble de la mégapole ) où on n’a pas l’air d’être des fervents de Recep Tayyip Erdogan ( 28% des voix). En 2011 le BDP n’y obtenait que 5.3. Et je ne pense pas que les îles aient accueilli une importante vague migratoire kurde depuis.
Une part des 1 million de voix supplémentaires par rapport au 30 mars (4 millions/3 millions) est certainement à attribuer aux Turcs de gauche, qui pour la première fois ont voté pour un candidat kurde HDP/BDP. Un phénomène qui ne fait que se confirmer d’ailleurs. En 2011 déjà des électeurs turcs de gauche désespérés par le CHP ou déçus par l’AKP que certains avaient rallié en 2007 (et sans doute une bonne part de la minorité chrétienne) avaient déjà choisi de voter BDP. Dans les villes de l’ouest du pays, les relations entre associations kurdes du réseau BDP et les autres acteurs de la société civile, et surtout la candidature à Istanbul du très populaire Sirri Sürreyya Önder y avaient largement contribué (il fallait quand même qu’il y ait un Turc dans cette histoire d’amour – dirait un copain kurde qui naturellement exagère… )
Mais quelle part représentent-ils vraiment dans cette progression impressionnante, surtout en un laps de temps si court ( 5 mois) ? C’est en effet dans les villes de l’Ouest et de la Méditerranée, plus à gauche, certes, mais surtout où les Kurdes sont nombreux à vivre, qu’il vient de faire les percées les plus significatives, comme à Istanbul, Mersin, Adana, Izmir et je n’oublie pas cette fois Gaziantep. Le parti kurde (HDP) y est implanté de longue date, mais avait du mal à s’imposer face aux puissants réseaux AKP. Le vote kurde n’y explique certainement pas à lui seul le score que Demirtas y obtient (et qui sauf à Adana et Antep n’y atteint pas 10%) Mais il est probable quand-même, que comme à Mus (province qui en mars dernier encore élisait un maire AKP et a voté cette fois à 62 % Demirtas), de nombreux électeurs kurdes de l’AKP – et du CHP pour les Kurdes alévis – y aient choisi cette fois de donner leur voix à Selahattin Demirtas.
La province de gauche Eskisehir quant à elle n’a pas beaucoup contribué à l’émergence du nouveau leader de gauche : seuls 2.5% des électeurs y ont voté Demirtas Peut-être par fidélité à son maire, que les militants du CHP avait plébiscité pour être leur candidat à la présidentielle…Mais il est probable aussi que le profil du candidat de la gauche n’y ait pas trop plu.
Hopa sur la Mer Noire, d’où était originaire le chanteur laze Kazim Koyuncu continue à résister au César de Kasimpasa. Elle a donné 4.5% de ses voix au candidat kurde. Une véritable anomalie dans cette région où Recep Tayyip Erdogan (Rizeli de Kasimpasa) est plébiscité : 80% des voix à Rize ou à Bayburt où seuls… 0.75% des électeurs ont voté pour ce PKK de Selahattin Demirtas.

Mais c’est surtout dans les 11 provinces kurdes déjà acquises au BDP ( pour 10 d’entre elles), qu’il a fait exploser les scores déjà très honorables que son parti y avait obtenu en mars dernier. Dans 7 provinces, il obtient plus de 60 % des voix, confirmant que le parti kurde est le principal bénéficiaire du processus de paix. Celui-ci a contribué à une « réconciliation » entre Kurdes, qui avaient été déchirés par des années de sale guerre. Un phénomène qui était déjà bien entamé, mais que cessez le feu et promesse de paix ont accéléré. Une « réconciliation » déjà réalisée à Yüksekova où cela fait belle lurette que même les villages korucu (gardiens de villages utilisés comme supplétifs par l’armée) votent massivement pour le parti kurde. Ou à Roboski ( Uludere ) où ils n’avaient pas attendu le massacre de 33 petits contrebandiers par les F16 de l’armée turque pour le faire.

En décembre dernier à Hakkari, la ville qui avait élu Selahattin Demirtas comme député en 2011, c’est la famille du longtemps indéboulonnable député CHP, DYP puis AKP Mustafa Zeydan (décédé il y a peu), et avec elle son asiret (clan) des Piynaşi, qui déclarait son ralliement au BDP dans une cérémonie solennelle à laquelle participaient les maires de toutes les communes de la province et assistaient des milliers de personnes. Le nouveau « chef » du clan y a souligné que c’est l’appel à faire la paix lancé par Abdullah Öcalan qui a motivé cette décision. Elle avait commencé par une cérémonie funéraire (mevlit) donnée en souvenir de 2 membres de la famille, tués dans le PKK. L’événement était d’une telle importance qu’il a donné lieu à 120 commentaires sur l‘article des Yüksekova Haber.
Cette » réconciliation » entre Kurdes, auquel « le Parti » a largement contribué (et bien sûr l’AKP, qui est parvenu à imposer un cessez le feu bilatéral à l’armée et à mettre Öcalan au centre du processus de paix) a permis au BDP de conquérir des places fortes AKP comme Mardin ou Agri. puis à Selahattin Demirtas de s’y imposer largement.
La guerre que les jihadistes font aux Kurdes d’Irak et de Syrie et à laquelle prennent part de nombreux combattants kurdes de Turquie et d’Iran ainsi que la tragédie des Chrétiens et surtout des Kurdes yézidis au Sinjar dont le sort est encore pire, vient encore de renforcer cette fraternité. A mon avis, la possibilité de maintenir ce bon résultat lors des prochains scrutin et, surtout de le faire progresser au-dessus de la barre des 10% (qui permettrait à l’HDP de se présenter en tant que parti et d’au moins tripler son nombre de députés) dépendra sans doute encore davantage de la façon dont évolueront les relations entre factions kurdes en Irak et en Syrie que de la gauche turque.
Les résultats du 10 Août montrent aussi que le parti kurde ne se limite plus à être « un parti régionaliste », comme le qualifiait à juste titre Jean François Pérouse il y a une dizaine d’années, dans un article d’une revue dont j’ai oublié le nom. Il devient un parti d’envergure nationale. Ou du moins de l’espace national où les Kurdes sont implantés depuis les grandes migrations des années 80-90. Il a fallu pour cela qu’il sorte d’abord de la semi clandestinité où les interdits successifs l’ont longtemps contraint à rester et qu’il soit intégré dans le jeu politique national.
C »est une réforme constitutionnelle de l’AKP, rendant plus ardue la dissolution d’un parti, qui l’a permis. Elle était surtout destinée il est vrai à défendre le parti gouvernemental après les menaces qu’avaient fait peser sur lui les attaques de la Cour Constitutionnelle en 2007 . Le parti kurde en a profité. Et les grandes rafles d’élus et de cadres BDP (ainsi que de nombreux syndicalistes trop souvent oubliés) destinées à le laminer,qui ont suivi deux ans plus tard n’ont réussi qu’à souder davantage son électorat. « Et à favoriser le renouvellement des cadres » ajoutait un ami kurde qui connait bien le sujet.
Le barrage de 10% qui avait été instauré pour empêcher le parti islamiste et surtout le parti kurde d’entrer au Parlement, n’a jamais été supprimé par contre. L’AKP espérait bien qu’aux élections de 2011 il constituerait aussi un barrage contre le MHP, ce qui lui aurait permis d’obtenir les 2/3 de députés nécessaires pour élaborer une nouvelle Constitution maison. Pari raté : le parti d’extrême droite avait obtenu plus de 10% des suffrages.
Les Kurdes de leur côté avaient renoncé à leurs alliances improductives (pour les uns comme les autres) avec des partis de la gauche turque et choisissaient de présenter des candidats indépendants. Il a fallu qu’ils apprennent à s’organiser et à discipliner leur électorat (et surtout leurs candidats, qui lors de la première expérience avaient parfois eu tendance à aller à « la pêche aux voix » dans le pré carré du voisin). Mais après un semi échec en 2007, 36 députés étaient élus à l’Assemblée de 2011. Le mouvement avait commencé à devenir celui des Kurdes, des minorités et de la gauche turque, en présentant quelques députés issus de mouvements kurdes non PKK, comme Şerafettin Elci ; de la gauche turque comme Ertuğrul Kürkçü et Sirri Surreyya Önder, ou Erol Dora, le premier député chrétien syriaque à siéger dans une Assemblée depuis la fondation de la République turque.
Des élus en prison préventive n’ont pas été autorisés à y siéger, et une condamnation opportune avait donné le siège remporté haut la main par Hatip Dicle à Diyarbakir à une députée AKP. Mais la voix du mouvement kurde pouvait commencer à se faire entendre à Ankara, au cœur de la République .
Au moins autant qu’une ouverture à la gauche turque, c’est ce double mouvement de réconciliation entre Kurdes et d’ouverture à l’espace national où les Kurdes sont implantés, qu’a sans doute su incarner et porter Selahattin Demirtas.
S’il est sans doute devenu le nouveau leader de la gauche en Turquie, ce qui reste à confirmer, il est en tout cas bien devenu le « super leader » des Kurdes (et des minorités).
J’ignore si c’était ou non le candidat favori de l’autre leader des Kurdes, Abdullah Öcalan ou si ce choix lui a été imposé par « le Parti » (et Qandil), où beaucoup craignaient que le HDP ne devienne un parti turco kurde (c’est à dire dominé par la gauche turque). Ce qui est certain c’est que le parti kurde, au sein duquel pendant longtemps la (très) stricte discipline de parti primait sur les individualités et où la seule personnalité autorisée à s’affirmer (à rayonner plutôt) était son fondateur Abdullah Öcalan, devient un parti moderne. Cette évolution est la conséquence logique de la sortie du parti kurde de la semi clandestinité.
Est-ce que « le patron des Kurdes », comme disait une gamine de Rennes, qui n’a pas de dauphin (et ni femme, ni neveu pour le seconder) acceptera ce partage de leadership ? Après tout la bi-présidence est devenue un mode de gouvernance au sein du BDP. D’ordinaire avec un(e) représentant(e) des deux sexes, mais il peut bien y avoir quelques entorses. (Possible par contre qu’il aurait préféré partager la tâche avec un(e) « moins kurde » que lui ).

Et au sein d’une génération, qui comme Selahattin Demirtas, était encore enfant lors du coup d’Etat de 1980 et à peine adolescent en 1984, d’autres personnalités fortes émergent et s’affirment à la tête de certaines grandes municipalités, comme Bekir Kaya à Van.
« Au BDP, on vote pour le parti, si le parti te présentait, tu serais élue » me disait une copine de Diyarbakir avant les élections du 30 Mars. A Hakkari, j’avais peut-être une petite chance d’être élue (ce sera peut-être différent aux prochaines municipales). Mais à Van, j’aurais sûrement fait les beaux jours du candidat AKP. Comme ça au moins la ville de Van est bien gérée.

Cette génération qui a commencé à militer en pleine guerre sale , est souvent plus méfiante vis à vis de la gauche turque. Non sans quelque raison. C’est tout juste si certains intellectuels de gauche turcs « pro kurdes » ne les qualifiaient pas de « vendus à l’ AKP » et de fossoyeurs de la démocratie, il y a quelques semaines encore.
Peu après la désignation de Demirtas comme candidat du HDP à la présidentielle, la journaliste turque « pro kurde » Nuray Mert le qualifiait de « candidat faible », qui selon elle aurait été imposé à Öcalan par l’AKP Elle ne dit pas si Riza Turmen (député CHP d’Izmir) était le « candidat fort » qu’Apo aurait préféré . Elle, c’est probable. Mais les Kurdes de Mus auraient certainement continué à voter Erdogan.