Une bien jolie semaine celle qui vient de s’écouler. En France on a vu la droite française se déchaîner contre Christiane Taubira, la ministre de la justice du nouveau gouvernement socialiste. Des propos qu’elle n’a jamais tenus circulant même sur les comptes Twitter d’anciens ministres. Ceux qui faisaient enfler la rumeur s’étant empressés de croire à une « info » bidonnée.
Serait-ce parce que la ministre guyanaise, lointaine descendante d’esclaves africains a la peau bien sombre, qu’il allait de soi qu’elle avait pu manifester de la compréhension pour ceux qui auraient brûlé des drapeaux français, le soir de la victoire socialiste aux présidentielles ? Seulement les drapeaux n’avaient été brûlés que dans leur imagination. C’est dire l’état de leurs inconscients qui auraient bien besoin d’être décolonisés.
Idris Naim Sahin, le ministre turc de l’intérieur, que personne dans son pays ne suspecte de laxisme ni de communautarisme, ne devrait pas leur déplaire .
Tandis qu’ils s’acharnaient sur Christiane Taubira, son confrère turc de l’intérieur était invité sur une grande chaîne de TV à donner sa version dans une controverse sur les circonstances du massacre d’Uludere. Le 28 décembre dernier, 34 petits contrebandiers kurdes y étaient tués par des F16 de l’armée qui les auraient pris pour un groupe de combattants du PKK candidats au suicide collectif (jamais les F16 n’ont tué autant de PKK en une seule opération.). 34 civils qui pourraient avoir été les victimes d’un « grand jeu » qui se joue dans la région. Le gouvernement AKP a reconnu une bavure – une des plus meurtrières depuis le début du conflit – et a adressé ses condoléances aux familles, auxquelles il décidait d’accorder la même compensation que celles réservées aux victimes du terrorisme. Une première pour celles d’une bavure militaire.
Des enquêtes ont été ouvertes. Mais il n’a pas été question de demander des comptes à l’état major d’où se décident toutes les opérations transfrontalières. Ce dernier désigne les services de renseignements turcs (sans avancer de preuves jusqu’ici), mais des sources américaines viennent de révéler que l’opération aurait eu lieu à la réception d’images incomplètes fournies par un predator US.
Et hors de question de présenter des excuses au nom de l’état turc, pour le ministre de l’intérieur qui ne voit vraiment pas ce qui pose problème. Ces garçons (dont le plus jeune avait 13 ans) étaient coupables. Coupables d’avoir traversé la frontière. Tellement coupables qu’ils auraient été traînés devant un tribunal s’ils avaient survécus, la marchandise qu’ils transportaient étant destinée au PKK. Du groupe de contrebandiers, un seul a survécu qu’aucun procureur n’a fait arrêter . Mais qu’importe ce détail, quand on décide de transformer des victimes en coupables, pour lesquels le ministre a même créé le concept promis à un bel avenir de « light militant ». Avaient-ils « le sang impur » eux aussi, comme il assure que le serait celui des militants PKK « non light » ?
De tels propos ont ulcéré jusque dans les rangs de l’AKP où Sahin ne compte pas que des soutiens. Prenant la tête de la fronde Hüseyin Celik, député AKP d’Urfa les a qualifiés d’inhumains et contraires à la position de l’AKP . « Le fait que le PKK se finance avec la contrebande ne fait pas de ces garçons des « extras » du PKK. Ils ne cherchaient que leur subsistance , même si c’était de façon illégale. Et rien ne prouve le contraire.». Rappelant aussi que dans cette région déshéritée, la contrebande avec l’Irak est tolérée depuis longtemps .
Le ministre de l’intérieur, qui a commencé sa carrière comme kaymakam (sous préfet) à Cizre, sur cette frontière, dans les sinistres années 80, quand pour préserver l’unité de la patrie les Kurdes ne devaient pas exister, ne peut évidemment pas l’ignorer. Il ne peut pas non plus être une des rares personnes en Turquie à ne pas savoir que les trafics en tous genres ont aussi contribué à financer la contre-guérilla dans les années 90. Contre guérilla dont les villages korucu (gardiens de village) comme ceux des villageois massacrés à Uludere étaient un des rouages. Et qu’il n’y a pas que le PKK à profiter grassement de la contrebande. Quant à ceux qui ont été réduits en charpie par les bombes, ce n’étaient que de tous petits trafiquants – des « fourmis » diraient les sociologues – la plupart n’avaient pas encore 20 ans et les 50 TL (22 euros) qu’ils allaient gagner devaient permettre à certains de régler leurs fournitures scolaires. Quelque chose de banal dans la région.
J’avais profité d’une attente au poste frontière d’Ibrahim Khalil pour discuter avec un groupe de femmes kurdes de Cizre. Elles s’étaient cotisées pour louer un taxi et aller faire « des petites affaires de pauvres » : acheter du thé, du sucre et des cigarettes au Kurdistan irakien qu’elles revendraient avec un petit bénéfice à leur retour. Voilà aussi les fameuses « marchandises destinées au PKK » que les garçons d’Uludere transportaient.
« Personne n’a le droit de démoraliser ceux qui défendent l’unité de la patrie. Ceux qui tentent de le faire commettent une trahison » rétorquait Sahin, en se gardant bien de nommer « les traîtres » , devant une assemblée de futurs préfets à Sakarya. Il semble qu’il n’ait pas évoqué non plus ceux et celles qui sont allés se recueillir et pleurer sur les tombes des « light militant » massacrés à Uludere , comme l’a fait Emine Erdogan, l’épouse du premier ministre.
Le ministre a l’habitude de faire scandale. Mais cette fois il a franchi les limites du supportable y compris pour ceux qui au sein de l’AKP devaient ronger leur frein depuis des mois. Et 24 traitres , essentiellement des députés kurdes AKP qui savent que la plupart de leurs électeurs kurdes exècrent davantage l’Etat profond qu’ils ne détestent le PKK, ont joint leurs voix à celles de l’opposition CHP pour réclamer sa démission. On regarde aussi Sahin à la TV à Sirnak ou Mardin et les élus AKP doivent s’y sentir un peu mal à l’aise. ( ils doivent aussi s’y sentir menacés : 1 élu a été tué et un autre enlevé ces dernières semaines. Le PKK semblant aussi renouer avec les « vieilles méthodes » ces derniers temps)
Erdogan a dit ne pas cautionner les propos inhumains de son ministre, qui contredisent ouvertement la position officielle, aussi ambigüe celle-ci soit-elle , mais le conserve à son poste. Le débat est clos, peut-être. Et à Uludere ils devront s’en satisfaire. Les polémiques risqueraient de faire le jeu du PKK, paraît-il. En tout cas le scandale d’Uludere a révélé au grand jour la béance qui s’est creusée entre durs et modérés au sein de l’AKP et achevé de mettre à mal la réputation d’un parti uni comme un seul homme derrière son chef .
La fronde parlementaire a aussi frappé la commission chargée d’enquêter sur les circonstances du massacre. Dénonçant les blocages mis par son président, Ayun Sefer Ustun (AKP), les députés CHP conduits par l’avocat de Diyarbakir Sezgin Tanrikulu, ont choisi de déserter la dernière réunion, tout en promettant de ne pas lâcher jusqu’à ce que la vérité ait éclaté. Or , les images filmées par des drones turcs avant l’opération ne pouvaient tromper aucun spécialiste. Il était clair qu’il s’agissait de civils. Alors pourquoi Uludere ?
A Uludere par contre, l’enquête ne rencontre pas d’obstacle. Les familles des victimes y seraient même régulièrement convoquées par les autorités….. dans le cadre de poursuites déclenchées après le caillassage du kaymakam (sous préfet), qui – peut-être parce qu’il s’agit de villages korucus qu’il connaissait bien – pensait que les condoléances qu’il venait présenter, y seraient accueillies par des effusions. Il voulait sans doute aussi éviter que les Kurdes du BDP y occupent seuls le terrain.
Mais l’accueil du représentant de l’Etat par les frères et les cousins de ceux que les avions de guerre du même Etat venaient de réduire en charpie avait été bien différent de celui escompté. Il est même incompréhensible que les autorités n’aient pas anticipé ces mouvements de colère après un tel carnage. (on voit que ce n’étaient pas les corps de leurs gosses qui avaient été ramenés !) Le sous- préfet avait affirmé aux médias que ceux qui l’avait accueilli par des jets de pierres venaient d’ailleurs. Pourtant c’est bien des cousins des victimes qui ont été ensuite placés en garde à vue. Des « light militant » sans doute eux aussi.
Est-ce qu’insulter les familles des victimes et traîner leurs frères et leurs cousins devant des tribunaux va calmer une région où le massacre d’Uludere a occasionné un traumatisme sans doute équivalent à celui qu’a été le massacre de Sivas pour les Alévis. On peut en douter. Et si cela m’étonnerait que les journalistes se soient précipités dans les villages korucus de la frontière pour y enquêter sur la façon dont les propos du Ministre de l’Intérieur y ont été reçus, on peut l’imaginer sans trop peine.
Mais qu’importe de démoraliser ces supplétifs de l’armée, sans lesquels les opérations terrestres seraient bien compromises (de toute évidence les petits appelés qui s’étaient paumés en pleine nuit à Daglica dans la montagne d’Hakkari avant de se faire massacrer par le PKK, il y a quelques années, n’avaient pas de korucus pour les guider). Ce ne sont que des coupables potentiels. Comme les autres.…Les autres Kurdes bien sûr.