Etudiants et anciens étudiants ayant eu la chance d’étudier dans une université admirablement bien située à Besiktas, au cœur de la ville, et dont la vue plonge sur le Bosphore, professeurs ou simples habitants d’Istanbul, ils étaient nombreux à être restés une partie de la nuit du mardi 22 janvier sur les lieux où les flammes ravageaient l’université franco turque Galatasaray . Et beaucoup étaient en larmes. En quelques heures, l’ancien palais Feriye à la structure de bois, construit en 1871 et accueillant l’ université depuis 1992, n’était plus qu’une ruine.
Dans le désastre une bibliothèque a été complètement détruite, réduisant en cendre plus de 6000 ouvrages originaux et exemplaires uniques . C’est sans doute car l’incendie s’est déclaré peu après 19 heures, à une heure où les locaux étaient presque désertés qu’il n’y a pas eu de victimes.
Les autorités ont rapidement déclaré que l’origine du sinistre était probablement du à une défection du système électrique. Mais cette explication n’a pas suffi à faire taire la rumeur qui s’est répandue à travers les médias sociaux que l’université serait transformée en complexe hôtelier de luxe. Très vite un groupe d’étudiants Galatasarayli lançait une pétition réclamant au ministre du tourisme (qui est aussi celui de la culture) l’assurance que ce ne sera pas le destin de leur campus.
« Je ne crois pas à l’existence d’un tel projet. La faute en est plutôt à la négligence alla turca » me « mailait » un ami ancien galatasarayli. Mais cette rumeur n’est pas seulement à mettre sur le compte du goût des Turcs pour les théories du complot. En effet les constructions situées sur les bords du Bosphore ou dans des quartiers historiques à fort potentiel touristique font l’objet de fortes convoitises dans une ville où la spéculation va bon train et où certains promoteurs n’hésitent pas à faire appel à des çete (crime organisé) pour déloger des petits propriétaires récalcitrants.
Il y a vingt cinq ans on détruisait des parcs princiers dans le cœur d’Istanbul (qui souffre cruellement aujourd’hui d’espaces verts) pour construire des verrues géantes comme l’hôtel Hilton ou le Swiss hôtel. Ces dernières années la mode est plutôt de céder des bâtiments publics historiques à des acteurs privés du secteur de l’hôtellerie de luxe. Or l’incendie de ces bâtiments a parfois été une aubaine pour ce secteur, comme le rappellent un article de Todays Zaman et un autre du site Rotahaber(favorable à la thèse du projet hôtelier ).
Le cas le plus connu est celui de la belle gare Haydarpasa sur la rive asiatique du Bosphore, elle aussi ravagée par un incendie en 2010 et qu’un projet municipal a décidé de transformer en hôtel de luxe avec vue imprenable sur le Bosphore et la ville historique. Un projet qui me fend le cœur. J’adorais cette gare d’où j’avais pris le Vangölü espressi qui m’avait conduite jusqu’au bord du lac de Van après avoir traversé toute l’Anatolie. Un voyage de deux jours et trois nuits qui m’avait laissé le loisir de voir défiler les paysages, de lire et de sympathiser avec des voyageurs, les contrôleurs, le chef du wagon restaurant et les machinistes du train qui m’invitaient à leur table – m’évitant ainsi de me contenter de toasts pendant la durée du voyage.
Combien d’habitants d’Istanbul sont arrivés de leur campagnes anatoliennes par cette gare dans les années 60-80 de fort exode rural ? A l’avenir seule une clientèle internationale ultra privilégiée aura le droit de pénétrer dans ce lieu de mémoire collective, encore vivant il y a 3 ans à peine.
En 2002, c’est le yali Narine Sultan transformé en école primaire Gaziosmanpasa dans le quartier d’Ortaköy qui était détruit par un incendie. Son jardin avait été immédiatement converti en parking. Et actuellement, à l’emplacement du sinistre…c’est un complexe qui est en construction. La Turkish Airline est partenaire
En 1993, il n’avait fallu qu’une semaine après l’incendie du yali Sultan Fehime près du pont du Bosphore, pour que son emplacement devienne un parking, alimentant les spéculations que le sinistre aurait été provoqué par des propriétaires de boîtes de nuit voisines. En tout cas, il avait fait leur bonheur. Le bâtiment restauré fera partie du complexe hôtelier de la THY.
Et tout récemment, le 25 décembre dernier, c’est un bâtiment historique appartenant au ministère de l’éducation qui brûlait, là encore avec toutes ses archives, dans le quartier de Cağaoğlu, proche de Sultanahmet. Dans ce haut lieu touristique la rumeur courrait déjà qu’un hôtel serait construit sur ses ruines, selon le site Rotahaber.
Quant aux projets de chasser les étudiants d’universités trop bien placées pour les remplacer par des touristes au portefeuille bien garni, ils n’ont pas eu besoin d’attendre un sinistre pour voir le jour. Il y a deux ans les étudiants de l’université technique Yildiz manifestaient leur opposition à un projet d’expédier les départements artistiques (cinéma, musique…) qui ont la chance d’être situés dans les splendides bâtiments de la partie historique de l’université à Besiktas là encore, à deux pas du Bosphore et des ferries pour Üsküdar, sur le campus construit dans une périphérie lointaine de la ville. Leur université devait être transformée en hôtel de luxe et en centre de conférence. J’avoue ignorer où en est ce projet.
S’il y a peu de risque de voir un hôtel de luxe remplacer l’université Galatasaray, la façon dont deux bâtiments historiques ont été détruits par les flammes en l’espace d’un mois, provoque à nouveau l’indignation sur la désinvolture qui règne en ce qui concerne la protection des bâtiments historiques en Turquie. Cela fait longtemps que les organisations professionnelles alertent les autorités sur la négligence qui règne en la matière et qu’elles réclament l’adoption de normes de sécurité strictes , et des inspections de contrôle dignes de ce nom pour la construction ou la rénovation de bâtiments dénonce Mücella Yapıcı, de la chambre des architectes d’Istanbul dans l’article de Today’s Zaman. En vain. Elles sont mises à l’écart des procédures et des systèmes de contrôle. Quant aux procès qu’elles ont intentés après l’incendie de la gare d’Haydarpacha ils n’ont pas abouti, faute d’une législation adéquate.
D’ailleurs il n’y a pas que les bâtiments historiques qui s’enflamment. Lors d’un de mes séjours en Turquie c’est un immeuble tout récent de très haut standing – du moins dont les appartements avaient été vendus comme tels – qui avait brûlé à Sisli-répandant une épaisse fumée noire sur une partie de la ville. J’étais alors à Hakkari, bien contente d’échapper à ce gaz toxique.
Avant d’être une richesse touristique (et une source de revenus juteux) le patrimoine historique d’une ville comme d’un pays devrait être considéré comme le bien commun de ses habitants. Les touristes ne font que passer et ne pâtissent d’ailleurs jamais d’une politique culturelle d’abord destinée aux habitants des villes qu’ils visitent. Et c’est sans doute la trop grande légèreté du sentiment de bien commun à sauvegarder pour les générations actuelles et à venir le principal responsable de ces sinistres à Istanbul.
On peut voir une photogalerie des incendies sur le Bosphore depuis un siècle ICI