Ahmet Altan vient une nouvelle fois de quitter le tumulte et l’urgence des rédactions et annoncé qu’il allait renouer avec son travail solitaire d’écrivain Il a terminé l’année 2012 en tirant sa révérence au journal Taraf dont il était le rédacteur en chef depuis sa fondation en 2007. Il ne part pas seul.: Yasemin Çongar qui le secondait , ainsi que Neşe Düzel et Murat Belge ont aussi démissionné en bloc . Orhan Miroglu a rejoint le quotidien Star.
La nouvelle a fait l’effet d’une bombe dans le monde des médias en Turquie. Beaucoup y voient la fin annoncée de Taraf. En tout cas c’est celle du quotidien tel qu’il existait jusque là. Une fin qui me rappelle celle de l’hebdomadaire de gauche Nokta, dont le propriétaire Ayhan Durgun avait été contraint de jeter l’éponge en avril 2007, après la publication des extraits du journal intime d’un haut gradé – une affaire dans laquelle se profilait l’ombre d’Ergenekon . Peu après Ahmet Altan avait posé sa plume de romancier pour retrouver celle du journaliste qu’il avait été et prenait la tête de la rédaction d’un nouveau né : Taraf. Le nouveau quotidien annoncera tout de suite la couleur. Il s’engageait à contribuer au mouvement de démocratisation de la Turquie. La puissante institution militaire deviendra une des cibles du journal et d’un grand nombre des éditoriaux d’Ahmet Altan. Beaucoup ne donnaient pas cher alors de la peau du journal.
De révélations fracassantes en révélations fracassantes, Taraf est devenu le journal des affaires Ergenekon et leurs dérivés. De nombreux documents utilisés par les procureurs avaient auparavant été publiés par Taraf – qui les avait vraisemblablement reçus de sources policières, rappelle Mustafa Akyol dans Hürriyet. Des sources sur lesquelles, le journal avait parfois négliger de trop s’interroger – certaines « révélations » se sont ensuite révélées des faux – comme sur le fonctionnement des juridictions spéciales.
Et c’est alors que les procès de ces accusations de tentatives de coup d’état s’achèvent, qu’ Ahmet Altan été poussé à présenter sa démission. Difficile de n’y voir qu’une coïncidence. Cette démission serait survenue après des mois de froid avec Arslan, le propriétaire du journal, qui ne pouvait plus résister aux pressions du gouvernement selon Today’s Zaman.
Il faut dire que depuis un certain temps, c’est contre le « nouvel etablishment » que l’éditorialiste aiguisait ses flèches les plus acérées, l’autoritarisme de plus en plus affiché du chef de gouvernement devenant sa cible de prédilection. Les procès que Recep Tayyip Erdogan intentait au journal et à ses rédacteurs – dernièrement, un tribunal a condamné Ahmet Altan à lui verser 15 000 TL (environ 7000 euros) – ne bridaient pas celui qui en 1995, quand il était rédacteur en chef de Milliyet, avait osé écrire un article intitulé Atakurde, ce qui lui avait valu d’être condamné à une peine de prison avec sursis par le MGK ( Cour de Sûreté de l’Etat) que les tribunaux anti terrorisme ont remplacé ensuite. Au contraire. Et ces derniers temps le ton était devenu passionnel, selon Mustafa Akyol. (Hurriyet)
Avec les procès Ergenekon, des « coups obscurs » comme les meurtres ciblés de Chrétiens ont cessé en Turquie. Mais ces procès ne sont restés que ceux de complots contre l’AKP, certains allant jusqu’à n’y voir qu’un des instruments privilégiés du pouvoir pour écarter ses opposants. En tout cas, ils ne sont pas devenus ceux de l’état profond. Certains des commanditaires de l’assassinat de Hrant Dink dorment sans doute à Silivri, mais ils n’ont pas eu à répondre de ce crime et les observateurs s’inquiètent des suites de celui des assassins de Malatya. Les milliers de victimes kurdes n’ont pas eu droit à davantage de justice, malgré l’arrestation des fondateurs du sinistre JITEM comme le général Veli Kucuk. Quant au procès des incendiaires de Sivas il a été clôturé sans que le voile ne soit levé. Et maintenant que les procès Ergenekon s’achèvent , Taraf est prié de rentrer dans le rang. Même si le journal continue, c’est la fin de son indépendance.
Le 29 décembre 2012, le lendemain du massacre de Roboski (Uludere) comme beaucoup de lecteurs je m’étais précipitée sur Taraf. L’Etat a bombardé ses propres citoyens titrait le journal. La veille les grands médias, télévisuels notamment, avaient attendus plus de 15 heures et le feu vert des autorités pour diffuser l’information qui s’était déjà largement propagée par les médias kurdes et via les réseaux sociaux, ce qui en dit long sur la façon dont ils fonctionnent. Or durant ces cinq dernières années Taraf avait souvent été le premier à publier des informations sur bien des sujets sensibles. Au cœur des tensions et des débats qui traversent le pays, c’était une référence. Pour ses lecteurs comme pour ceux que sa ligne éditoriale agaçaient ou horripilaient, la fin du journal va créer un vide.
Quant au romancier Ahmet Altan va-t-il retrouver les fantômes d’un passé qui éclaire si bien le présent ou faire surgir en pleine lumière des ombres d’aujourd’hui restées cachées ? L’année qui vient le révélera sans doute.