A part les habitants du Hakkâri, rares sont ceux qui conservent le souvenir du village de Marûnis, que j’évoquais dans un précédent billet. Beaucoup plus nombreux par contre sont ceux qui se souviennent de celui d’Anitôs (Yoncali de son nom turquifié), même sans avoir mis les pieds de la région et sans même en connaître le nom.
C’est en effet dans ce village qu’en 1982 Erden Kiral avait tourné le film « Une Saison à Hakkari » (Hakkari’ de bir Mevsin) , inspiré du beau récit éponyme de Ferit Edgü , qui avait été relégué comme instituteur dans ce village aux confins du pays, pour « idées non conformes à l’idéologie officielle » à la fin des années 70 . La province d’Hakkari a longtemps été le « Landerneau » de Turquie. L’Etat y envoyait ses fonctionnaires trop rebelles, histoire de leur faire passer leurs rêves de lendemains qui chantent. Ces instituteurs relégués ont inspiré les cinéastes. Le très populaire Yilmaz Erdogan, lui-même originaire d’Hakkari, évoque aussi un instituteur relégué, qui fonde une bibliothèque à Hakkari, à la veille du coup d’état militaire de 1980 dans son film à succès Vizontele Tubaa. Un film qu’il n’avait pas été autorisé à tourner dans la province . J’avais partagé pendant quelques nuits le même hôtel que l’équipe de tournage mais c’était à Van…
Ceux qui pensaient les punir n’avaient pas envisagé que ces fonctionnaires ne se sentiraient pas si mal dans cette province de montagne où la vie était rude (pas d’électricité dans les années 90 encore dans la sous préfecture de Yüksekova !) mais où on n’a jamais beaucoup aimé l’Etat. J’en ai rencontré un tombé tellement amoureux de cette province enclavée, qu’il avait choisi de s’y installer définitivement . Si aujourd’hui celle-ci est aussi marquée à gauche, elle le doit sans doute aussi à ces enseignants « solcu » qui y ont scolarisé des générations d’enfants et de lycéens. Le mouvement religieux a compris d’ailleurs la leçon qui a développé ces dernières années un important réseau d’écoles fethullaci (les fameux Isik koleji) dans les provinces kurdes.
Le film « Une Saison à Hakkari » n’avait pas été du goût des militaires qui dirigeaient alors le pays. Il avait été interdit pendant cinq ans en Turquie. Un rejet qui n’avait pas été partagé par les jurys des festivals internationaux. Entre autres récompenses, le film avait reçu l’Ours d’argent au festival de Berlin en 1983.
Ceux qui à Berlin, Paris ou Istanbul avaient aimé ce film ignorent probablement que les images du beau village de pierre enneigé témoignent d’un passé définitivement révolu. En 1994, douze ans après le tournage, l’armée turque détruisait le village d’Anitos , comme des milliers d’autres villages kurdes. Un témoignage précieux, car rares doivent être les images qui témoignent ainsi de la vie de ces villages avant leur destruction .
Le montage réalisé par Erkan Capraz pour les Yüksekova Haber, qui mêle images du film et images de ce qui reste d’Anitos aujourd’hui , est un saisissant témoignage du traumatisme vécu par la région. On est frappé par l’acharnement qui avait été mis à faire disparaître le village pierre par pierre. Une telle énergie destructrice ne pouvait pas seulement répondre à des objectifs sécuritaires ( empêcher le PKK de se ravitailler dans ces villages). Ils n’ont pas seulement été vidés de leur population. Ils devaient disparaître pour que leurs habitants oublient d’où ils venaient et qu’ils étaient kurdes.
Ces dernières années les villageois ont touché des indemnités pour leurs biens détruits. Mais celles-ci ne suffisent même pas à permettre à ceux qui le désirent de reconstruire leur maison et encore moins à reconstituer leurs troupeaux, témoigne Ramazan Orhan, le muktar d’Anitos. . Des yorum (commentaires) à l’article des Yüksekova Haber témoignent de l’énergie mises par son muktar à faire revivre le village où certains, essentiellement les plus âgés aimeraient se réinstaller. Mais malgré ses demandes, Anitos non plus ne bénéficie ni d’eau (indispensable pour les troupeaux) , ni d’électricité. Et le chemin qui y conduit est en mauvais état. Depuis trois ans, des villageois revenaient y passer la belle saison sous des tentes, sans doute à la suite d’une récente autorisation. Mais l’été dernier une centaine de moutons ont été massacrés lors d’opérations militaires dans cette province et Ramazan Orhan prévoit que cette année personne n’y passera la belle saison.
Hecer Hozan est celui qui jouait le rôle du petit garçon qui meurt dans le film. Après la destruction d’Anitos , il s’était réfugié à Van avec sa famille. Lui aussi revenait passer la belle saison au village ces toutes dernières années. Mais les siens non plus n’y passeront pas le prochain été. Au mieux ils y feront un bref séjour pour y récolter leurs noix. Les tracasseries de l’armée qui les en ont chassés l’été dernier les en ont dissuadés. « Ceux qui n’aiment pas les villages, ne sont pas humains » déclare l’ancien petit garçon au destin tragique d’ « Une Saison à Hakkari » aux Yüksekova Haber.
Le muktar estime que les 70 foyers qui peuplaient le village d’Anitos lors de sa destruction sont aujourd’hui 350 et représentent une population de 1500 personnes réfugiées dans les chefs lieux de province voisins ou à l’Ouest du pays. Pas plus que les villages alévis de Liç et de Pinargaban (Askale) n’ont disparu de la mémoire des jeunes franco turcs de la troisième génération qui en sont issus, le village d’Anitos n’a disparu de celle de ses anciens villageois. Le traumatisme de leur destruction en prime, devenu partie prenante de ce qui aujourd’hui fait leur kurdité, qu’ils aient grandi à Hakkari merkez, Van, Mersin ou Istanbul….